Au matin du dimanche 2 septembre, s'est éteint au Patriarcat M. le chanoine Théodore Maat, ancien chancelier de la curie. Personnalité pittoresque et très sympathique : nul de ceux qui l'ont connu n'y contredira ; il n'avait que des amis. Ceux-ci sont venus nombreux à ses obsèques à la Concathédrale, le 3 septembre. S. B. Mgr le Patriarche et S. E. Mgr Gélat y étaient aux premières stalles du chœur, à la messe chantée par un condisciple du défunt, D. Zacharie Chomali, curé de Jénin. Patriarche et Evêque étaient aussi en tête du cortège d'autos qui a accompagné Don Maat à sa dernière demeure, à l'ombre de la basilique de Gethsémani.
Né en Hollande, le 15 avril 1892, Théodore Maat fit ses études secondaires à l'école apostolique des Pères Jésuites de Turnhout en Belgique. Il fut conquis aux missions de Terre Sainte par son compatriote, D. Adrien Smets. C'est lui-même qui présenta D. Maat au Grand séminaire patriarcal, le 5 octobre 1913. À Jérusalem, la santé du jeune séminariste donna assez vite des inquiétudes. Le recteur, D. Zeitoun, qui s'était pris d'affection pour son petit Hollandais, le confia quelque temps aux frères de S. Jean de Dieu de Nazareth. Leurs bons soins et leur élixir rétablirent rapidement la poitrine compromise du séminariste. Pendant la Grande Guerre, D. Maat suivit les vicissitudes du séminaire ballotté entre Jérusalem et Beit Jala, vidé de presque tous ses élèves. À la fin de la guerre, il ne restait que trois séminaristes : D. Maat, D. Chomali et D. Steiner. Ils furent ordonnés, le 26 septembre 1920, par Mgr Barlassina.
Le nouveau Patriarche confia bientôt au dévouement de D. Maat un groupe de séminaristes arrivés d'Europe qui, pendant quelques mois, eurent à faire la navette entre le Patriarcat et la Dormition. Devenus prêtres, ils ont gardé le meilleur souvenir de leur premier professeur d'arabe, tout menu de taille mais de très grand cœur, et d'esprit pour le moins aussi jeune qu'eux, bien que leur aîné de douze ans.
À Pâques 1921, lorsque le Séminaire s'ouvrit à Beir Jala, D. Maat fut nommé curé de Naplouse. Il y déploya aussitôt le zèle dont il devait faire preuve dans toutes les missions où il passerait. Il y organisa immédiatement les œuvres de jeunesse. Il y ouvrit aussi la série des aventures qui devaient jalonner toute sa vie missionnaire. Il les racontait volontiers, même si elles étaient à ses dépens, et toujours avec une mimique et un drôlatique irrésistibles. Ainsi un jour qu'il cheminait avec un confrère dans une rue de Naplouse, il fut intrigué par un gamin qui les précédait en criant: «Balais à vendre, balais à vendre!» Dès qu'il eut réalisé que les balais en question n'étaient autres que sa barbe, magnifique, et celle de son confrère, il fonça sur le garnement et le poursuivit jusque dans la maison d'un cheikh musulman. Celui-ci, qui se trouvait être le père de l'enfant, fut péremptoirement requis de corriger l'impertinent séance tenante.
En octobre 1923, D. Maat devint, pour deux ans, curé de Beit Jala, paroisse importante où il put donner libre cours à son zèle et à son esprit d'initiative. II y lança aussitôt 1es œuvres, entre autres une troupe de scouts qui connut le succès. Pour diriger sa florissante école paroissiale il fut aidé par un anglais assez extraordinaire qui, à 64 ans, avait laissé sa femme dans un couvent et avait reçu tous les ordres en deux mois. Certes, D. Maat se heurta bien à quelques fortes têtes de Beit Jala. Mais à le voir parcourir son église, cambrant au maximum sa petite taille accrue d'une barette en bataille, on savait qui était le patron dans le temple de Dieu.
En octobre 1925, Mgr Barlassina envoya ce jeune missionnaire, plein de zèle et d'une jovialité à toute épreuve, à la lointaine et difficile mission de Smakieh, au fond de la Transjordanie. D. Maat allait y vivre ses années héroïques, y bâtir l'église et le presbytère et y donner toute la mesure de son grand cœur. II allait aussi y créer définitivement sa légende, enrichissant le folklore missionnaire transjordanien des histoires les plus savoureuses.
Il eut tôt fait de conquérir ses gens par son dévouement sans réserve. Lors d'une famine, en particulier, il fit l'émerveillement de tous par sa charité. Après avoir épuisé toutes ses ressources, y compris l'argent d'un voyage en Hollande, il s'en vint mendier en Palestine pour ses ouailles en détresse. Il organisa d'ailleurs fort bien les secours. Il avait déposé les fonds chez des marchands de Kérak : ils fournissaient à ses pauvres quelques vivres sur présentation d'un billet du missionnaire. Fatalement, quelques paroissiens aisés voulurent aussi en profiter. Mais la droiture de D. Maat en fut révoltée et il fut intraitable. Outré des instances de l'un d'eux, il finit par le menacer du châtiment de Dieu et lui cria : « Malheureux, crains donc pour ton fils unique ! » Le Seigneur se mit manifestement de la partie. Le jour même, le garçonnet de cet homme était foudroyé par une insolation. Mais alors D. Maat vit ce qu'il en coûte de jouer au prophète. Tandis qu'il conduisait le cortège de l'enterrement, le père, égaré de douleur en l'apercevant devant lui, se mit à ramasser des pierres et à les lui jeter avec ses malédictions. Sous cette lapidation, les enfants de chœur qui marchaient aux côtés du curé prirent vivement le large. Mais lui, dans cette situation délicate, empêtré par une chape trop longue, hâtait inutilement ses pas. Dès que les gens lâchaient l'homme, il jetait des pierres au curé; «et il visait bien», précisait D. Maat quand il évoquait cet enterrement mémorable. Un fait identique se reproduisit encore une autre fois: prétentions injustifiées d'un homme aisé, révolte et menaces du curé, mort de l'individu dans une partie de chasse au Mogeb.
Ordinairement, les aventures de D. Maat étaient moins tragiques. Il racontait ainsi comment un de ses Bédouins vint une nuit frapper à sa porte alors que tous les éléments étaient déchaînés. Il venait demander les derniers sacrements pour sa mère en danger. Comprenant bien l'hésitation de D. Maat devant la tempête qui faisait rage, le bédouin voulut lui faciliter son devoir au maximum : « Prends le Qorban (le Sacrement) et les huiles et je te porte sur mon dos », lui dit-il. D. Maat n'eut aucune objection. Quand il revint à la porte, son paroissien se baissa, prit son petit curé à califourchon sur son dos, jeta même son aba (manteau) par dessus lui et emporta son précieux fardeau dans la bourrasque. La pauvre femme se confessa, communia, reçut l'extrême-onction et expira même avant le départ du curé, que le bédouin ramena au presbytère dans le même équipage.
Une autre fois, D. Maat fut réveillé de très bon matin par de violents coups de pierre à sa porte. Il se lève et se trouve devant un de ses fidèles avec son troupeau de quelques 500 moutons et chèvres. « Abouna, j'ai l'épidémie dans mon troupeau. » Il faut bénir mes bêtes. – Très bien. – Oui, mais il faut que ce soit à l'église, devant le Qorban. – Ah, jamais de la vie ! L'église est pour les gens et pas pour les bêtes. Mais il y avait bien des bêtes à la Crèche du Seigneur ! » L'entêtement du bédouin eut raison assez vite des principes liturgiques, nullement intransigeants, du missionnaire. L'homme introduisit ses bêtes dans l'église et les fit venir une à une devant le curé posté à la table sainte. Au passage, D. Maat les bénissait d'un signe de croix du goupillon sur la tête. « Il me fallut ensuite deux balais pour nettoyer l'église après cette procession », ajoutait-il un peu vexé. Mais l'épidémie cessa de décimer le troupeau.
En 1933, transféré à Ermémin, D. Maat emportait les regrets de tous. Il avait envoyé au séminaire deux enfants de Smakieh, deux cousins, qui furent ordonnés prêtres en 1942, D. Georges Akasheh et D. Fouad Héjazin. D. Maat ne fit que passer à Ermémin : à peine le temps de montrer à ses paroissiens que leur petit curé ne manquait nullement de caractère.
À la fin de cette même année, alors qu'il revenait de son voyage en Hollande, il fut appelé à Jérusalem. S.B. Mgr Barlassina fit de lui son secrétaire et son chancelier. Jusqu'à sa mort en 1947, le patriarche allait trouver en son chancelier, polyglotte remarquable, toujours jovial et disposé, un dévouement absolu. Il l'en récompensa en le nommant chanoine du Saint-Sépulcre en 1943. Il l'aimait bien et était tout le premier à sourire des saillies imprévisibles de ce caractère tout primesautier.
Cependant, à partir des événements de 1948, la santé de D. Maat s'altéra assez gravement. Il eût dû prendre des précautions. Mais il était bien l'homme le plus incapable de s'y astreindre. Il y avait toujours en lui, malgré son âge, un côté enfant qui était à la fois le charme et la faiblesse de sa personnalité. En 1949, il fut déchargé de ses fonctions de chancelier devenues trop lourdes pour lui. Mais il resta à la Curie, toujours prêt à de petits services et ministères, faisant par sa jovialité la joie de la famille patriarcale.
Après trois ans, son état de santé empira. Une dépression générale affecta même son moral et assombrit pendant quelques mois, de façon bien pénible pour tous, son caractère jusque là si gai. Par bonheur, cette épreuve ne dura point. Les soins avertis et très vigilants de la R. Mère Claire, des Sœurs de Sainte Dorothée du Patriarcat, rendirent au malade, avec un peu de santé, tout son équilibre moral et sa jovialité.
C'est donc en pleine forme spirituelle que D. Maat a pu affronter ses dernières épreuves : une douloureuse phlébite au début de 1955, puis bientôt des souffrances très vives causées par un cancer tardivement identifié. Il endurait ces douleurs continuelles non seulement avec résignation, mais encore avec une bonne humeur admirable. Jusqu'à quelques jours avant sa mort, et en particulier durant la retraite du clergé patriarcal à la fin d'août passé, il avait encore ses bons mots joyeux pour accueillir ses visiteurs. Il s'est vraiment éteint au terme d'une semaine d'agonie traversée de moments de lucidité.
Les nombreux amis de Don Maat, et en particulier ses confrères du clergé patriarcal, ne sont pas prêts d'oublier cette figure si populaire de missionnaire, sa jovialité inaltérable et l'admirable générosité de son cœur d'enfant.