En apprenant sa mort, au matin du lundi 14 avril, tous les amis de Mgr Bateh – et il n'avait que des amis – ont été frappés d'une douloureuse stupeur. Une mauvaise grippe l'avait certes affecté le dernier mois, mais sans arrêter ses activités multiples. Le vendredi 11, il était encore parti en Galilée, avec S. E. Mgr Kaldany pour les conférences mensuelles que l'évêque lui demandait pour ses religieuses. Avec lui, il avait visité aussi quelques paroisses de Galilée et il l'avait accompagné pour les visites de Pâques aux autorités religieuses orthodoxes. Le dimanche 13, Mgr Kaldany l'avait ramené à Jérusalem, le laissant dans la soirée chez les Sœurs du Rosaire de Beit Hanina, l'un de ses centres d'activité. Mgr Bateh était rentré au Patriarcat à 9 heures, sans avoir rien pris. Ses confrères, l'official et le chancelier, le voyant fatigué, lui ont conseillé d'aller immédiatement se reposer. Mais, fidèle avant tout à sa pieuse habitude, il est allé faire sa visite au Saint Sacrement à la tribune de la concathédrale. Au matin du 14, contre son habitude, il n'était pas fidèle à un rendez-vous donné, ce qui a inquiété. On a pénétré dans sa chambre. On l'a trouvé mort dans son lit; d'une thrombose, devait diagnostiquer le Docteur appelé. Il avait été frappé d'un seul coup, car son chapelet était resté posé sur sa poitrine.
Mgr Bateh a disparu à 49 ans, en pleine possession de riches moyens et de nombreuses relations. Il animait avec maîtrise un vaste ensemble d'activités où il sera bien difficile de le remplacer. Les desseins du Seigneur ne sont pas vraiment les nôtres. Il a rappelé à lui son serviteur alors que nous le pensions à peine au début de son vrai labeur. La perte de cette personnalité, humaine et sacerdotale, si riche, est très lourde pour le Patriarcat et le diocèse, et aussi pour son vieux maître et ami qui doit lui rendre ici un dernier hommage.
Georges Farah Jaber Bateh était né à Ramallah le 12 août 1920, dans une excellente famille de la forte tribu des Bateh, aujourd'hui presque toute émigrée aux États-Unis. Enfant pieux et très intelligent, Georges (Khader) fut envoyé au petit séminaire par son curé, D. Mansour Gélat, évêque auxiliaire du Patriarcat. Jaber, cadet de Georges de deux ans et paraissant de même valeur, le suivit aussi au petit séminaire, mais mourut en 1934 de la typhoïde. Georges fut toujours un séminariste sérieux et très travailleur. Très jeune encore à la fin de ses études, il fut ordonné dans sa paroisse même de Ramallah par le patriarche Mgr Barlassina, le 23 août 1942. Ses parents étaient déjà morts. Le lendemain de son ordination, un de ses condisciples qui avait aussi terminé ses études, mourait de la typhoïde à Jérusalem, assombrissant ainsi pour Georges la joie de ces grands jours.
Pendant cette Seconde Guerre mondiale, Mgr Barlassina avait eu ses missionnaires italiens et allemands internés. Il était donc à court de prêtres. D. Bateh ne fut que deux mois vicaire, chez D. Elias Naber à Ajloun. En novembre 1942, il prenait en charge la paroisse voisine d'Anjara. Il y révélait aussitôt le même sérieux et la précoce sagesse dont il avait fait preuve au séminaire. En août 1943, Mgr Barlassina lui confiait la difficile paroisse de Smakieh à la lisière du désert d'Arabie. Il allait y rester 6 ans. Smakieh souffrit à cette époque d'une très grave disette et misère causée par des années sèches consécutives. D. Georges se dévoua de tout son cœur pour ses pauvres Bédouins, prenant là ces habitudes d'une totale charité qui devaient marquer aussi ses dernières années.
En 1949, quand D. Beltritri, le curé de Beit Jala fut nommé chancelier, D. Bateh fut mis à sa place à Beit Jala, la première en date des paroisses du Patriarcat. Les gens de Beit Jala, très attachés à son prédécesseur, reçurent bien fraîchement ce jeune prêtre inconnu leur arrivant de son désert. Mais il eût vite fait de les conquérir par son zèle et sa bonté. Par son activité aussi, car il sut porter à leur apogée, avec 500 élèves, les écoles paroissiales de Beit Jala.
En octobre 1951, S.B. Mgr Gori envoyait à Rome, pour des études de droit, D. Bateh et D. Kaldany ; le premier, pensionnaire au collège S. Pierre de la Propagande ; le second, au Damascène, tous deux sur le Janicule. Mais tous deux suivirent pendant 4 ans les cours de l'université du Latran En 1955, D. Bateh passa son doctorat in utroque iure avec une thèse – éditée à Jérusalem en 1965 – sur « Le statut juridique des Chrétiens de Palestine sous la domination ottomane ». En même temps, à l'université Pro Deo, il avait brillamment présenté un second doctorat sur les « problèmes relatifs à la nationnalité israélienne ». Il avait aussi profité de ses vacances annuelles pour faire des stages de pastorale en Autriche et en Allemagne, y apprenant bien l'allemand et allant fortifier son anglais dans une paroisse de Londres.
Après ce studieux intermède romain. D. Bateh, revenu à Jérusalem, y commençait la dernière phase de sa carrière. Les tâches et les charges allaient s'abattre sans arrêt sur les épaules de ce prêtre intelligent, compétent et totalement dévoué. Chargé des relations du Patriarcat avec les autorités locales, sa parfaite connaissance de la législation jordanienne et ses bonnes relations allaient profiter à toutes les institutions et même aux consuls. Après un stage d'initiation pratique au tribunal ecclésiastique, il devenait officiant en 1956. En 1966, il passait cette charge accaparante à D. Sélim Sayegh, devenant lui-même juge d'appel. Cela allait providentiellement lui laisser plus de temps pour ses activités charitables, décuplées après la guerre de juin 1967.
En 1956, au moment de la crise de Suez et de ses répercussions nationalistes, il fut pour un an responsable officiel du séminaire patriarcal où il venait d'ailleurs faire du ministère. Dès son retour à Jérusalem, le Patriarcat lui avait encore confié le soin des affaires sociales. À partir de la guerre 1967 et avec la fondation de la Caritas de Jérusalem, dont il était trésorier, cette tâche lui valut beaucoup de besogne. Il devint immédiatement assez bon spécialiste de la législation israélienne pour pouvoir aider tant les privés que les institutions religieuses. Il devint aussi le grand recours de toutes les familles en difficulté pour l'un ou l'autre de leurs membres. Sa compétence, ses relations, sa charité et son dévouement inlassable lui valaient tous les cas difficiles. Il intervenait à fond et sans aucune attention à la confession de ses obligés. Mgr Bateh aura été ainsi en ces dernières années un admirable modèle de charité chrétienne.
Depuis 1959, Mgr Bateh s'était vu confier par le Patriarcat et la Délégation Apostolique le sort juridique de la communauté latine de Chypre, à l'approche de l'indépendance de l'île. Il y fit de nombreux voyages, y travailla très activement et fructueusement à faire inscrire dans la nouvelle constitution les droits de sa communauté et à lui assurer un statut personnel vraiment convenable.
En même temps, sous Mgr Zanini puis Mgr Sépinski, la Délégation apostolique mettait sans cesse à contribution sa compétence juridique et son dévouement. Elle l'avait aussi chargé pratiquement de l'Union des religieuses de Jordanie. Il s'y dépensait avec toute sa conscience, dirigeant débats et carrefours avec calme, bienveillance, avec intelligence et humour aussi.
Il avait été nommé encore à la même époque, assistant ecclésiastique des Sœurs du Rosaire. Il s'est depuis lors dévoué sans limites à cette Congrégation, aidant les Sœurs pour la rénovation de leurs constitutions leur prêchant retraites et récollections, réservant une journée entière de ses semaines si chargées pour l'instruction religieuse de leurs novices et juvénistes à la maison-mère de Beit Hanina, les aidant, ces derniers mois, à préparer, sur les instructions de Rome, l'aggiornamento de leur règle. Il est bien certain que les Sœurs du Rosaire, objets de sa dernnière activité le dimanche 13 avril, ont fait à sa mort une perte très sensible, difficile à combler.
À plusieurs reprises, D. Bateh était allé à Rome pour y conduire des délégations du diocèse à des congrès d'Action catholique, de l'enseignement, des laïcs. En 1960, il avait été invité au Congrès eucharistique international de Munich où il donna une solide conférence sur le Christ dans l'Islam. En 1965, il fut nommé par le Saint-Siège, en même temps que S.E. Mgr Kaldany, membre de la Commission pontificale pour le nouveau droit canon. Deux fois par an, il allait prendre part active à Rome aux travaux de sa Commission. Il devait encore s'envoler pour Rome, le 28 avril, pour une de ces sessions de travail.
Mgr Bateh avait été nommé aussi vice-président de la Commission œcuménique diocésaine. Il était en excellentes relations constantes avec toutes les confessions religieuses de Jérusalem. Il était donc tout naturellement l'agent de liaison entre le Patriarcat, la Commission œcuménique et ces communautés, entretenant avec tous leurs représentants les meilleures relations humaines. Il était encore le vice-président de la commission islamique diocésaine. A bien juste titre, lui qui, par ses activités sociales, surtout depuis 1967, était en contact continuel et amical avec les personnalités et la population musulmane de Jérusalem.
Bien détaché de tout souci de représentation, D. Bateh avait été nommé Camérier secret de Sa Sainteté en 1960, puis chanoine du Saint-Sépulcre, le 2 janvier 1966. Il avait une santé assez délicate, qu'il ménageait très mal avec tant d'activités. Le point faible aura été chez lui ce tempérament physique sensible, avec des moments d'abattement qui lui inspiraient parfois des vues pessimistes. Mais cela n'entamait ni sa volonté ni son activité. Sa caractéristique a été certainement son esprit exceptionnel de dévouement. Il était toujours disponible, parfois au-delà de ses forces, à ceux qui faisaient appel à lui. Il ne savait pas se dérober. Il s'engageait toujours à fond, avec toute son intelligence, sa capacité professionnelle et surnaturelle. Il était toujours très sensible à toutes les infortunes qui venaient frapper chez lui, plus nombreuses et douloureuses depuis juin 1967. Son tempérament en a été profondément affecté et probablement miné.
La disparition soudaine de Mgr Bareh a ouvert les yeux de ceux qui trouvaient tout naturel de l'importuner pour leurs tribulations et de l'y voir s'engager totalement. À sa mort, on a mieux vu l'immense besogne qu'il abattait, et de quelle âme ! On a réalisé alors quel magnifique témoignage de charité chrétienne portait autour de lui ce prêtre si discret. C'est cette évidence soudaine de tous ceux qui l'avaient approché qui explique l'extraordinaire concours à ses funérailles, en nombre et avec ferveur, tant à Jérusalem qu'à Ramallah. Jamais la concathédrale n'aura été remplie avec telle densité de masse et de sentiment. Cette unanimité d'émotion et de reconnaissance a été un hommage profondément émouvant.
À Jérusalem, c'est S.E. Mgr Kaldany, son condisciple de Rome et le compagnon de ses trois derniers jours, qui a chanté la messe des funérailles, le 15 à 10 h 30, tout bouleversé d'un tel départ. Il a été assisté par D. Alfred Artieh, curé de Gifna, condisciple de Mgr Bateh au séminaire, par D.D. Samandar et Shoubach, curés de Rafidia et de Rameh. Dans le chœur avaient pris place le Patriarche, le Délégué Apostolique et le Coajuteur, dont Mgr Bateh était le constant collaborateur, tous trois profondément attristés de ce départ et de cette perte. Aux stalles, les confrères de Mgr Bateh, les chanoines du Saint-Sépulcre D.D. Karam, Merlo, Shihadeh et Gorla, et aussi l'Abbé de Larroun, les Vicaires patriarcaux unis, Mgr Helweh, melkite; l'évêque anglican, Mgr Qoub'en et Canon Every, grand ami du défunt; les représentants de la Custodie, l'évêque copte et le supérieur abyssin, Aux premiers rangs de la foule, les supérieurs et personnalités des communautés religieuses, tous les curés de la rive droite, ses confrères; un seul curé de la rive gauche, D. Georges Saba, son compatriote de Ramallah, venu par hasard de Madaba. Derrière le catafalque portant la bière ouverte, venaient 8 consuls de Jérusalem (Belgique, France, Espagne, Italie, Etats-Unis, Angleterre, Grèce, Turquie); des autorités de la police et du bureau du Premier ministre, si habitués aux démarches de charité du défunt; le groupe imposant et désolé des Sœurs du Rosaire, pour qui il avait tant travaillé depuis 10 ans; celui des représentantes de l'Union des Religieuses, dont il était Assistant, ses confrères et collaborateurs de la Caritas, avec M, Gelin; la Mission Pontificale; des personnalités musulmanes, comme M,M, A.A, Khatib et Nouseibeh. Mais il y avait encore emplissant l'église en ses moindres recoins, la grande foule de toute confession, ces gens qu'il avait aidés, surtout depuis 1967, avec un dévouement sans faille. Le chant a été assuré par le grand séminaire patriarcal alternant avec la foule. A l'évangile, D. Kamal Bathish, le pro-chancelier, son confrère de tous les jours, a lu, d'une voix que l'émotion a parfois étranglée, une remarquable oraison funèbre de ce parfait serviteur du Patriarcat, des cornmautés et de tout le peuple de Jérusalem.
Après la messe et l'absoute, données par S.B. Mgr le Patriarche, après les condoléances reçues à la porte par le Patriarche, le coadjuteur et les chanoines du Saint-Sépulcre, un fourgon a transporté le cercueil à l'église de Ramallah. Il a été accompagné par un impressionnant cortège d'autos. À Ramallah, le curé, D. Louis, au milieu d'une énorme foule très émue, a accueilli les restes de celui que quelqu'un a qualifié de personnalité la plus remarquable sortie de cette ville. Jusqu'à la messe de 15 heures, d'innombrables visiteurs sont venus se recueillir devant le corps, exposé dans le cercueil ouvert. Les paroissiens de Ramallah attendaient Mgr Bateh pour présider, le dimanche suivant, la fête de la première communion !
C'est le coadjuteur, Mgr Beltritti, ancien curé de Ramallah, qui a célébré cette seconde messe d'obsèques, devant une église comble jusque dans les tribunes. L'Évêque a évoqué avec émotion la grande figure de Mgr Bateh, surtout ce dévouement et cette charité dont lui-même avait été constamment le proche témoin au Patriarcat. Après la messe, par les rues aux devantures fermées pour ce deuil, l'immense foule a accompagné, à pied, jusqu'au lointain cimetière, le cercueil porté à bout de bras. Devant la tombe où Mgr Bateh allait reposer à côté de ses parents et de son frère cadet, deux discours l'ont encore salué. Celui du maire qui a bien su traduire les sentiments unanimes d'admiration et de reconnaissance ; celui de son ancien maître qui fut ensuite son collaborateur au tribunal et qui a hautement porté témoignage sur l'exceptionnelle valeur du défunt, de son enfance au tombeau.
Parmi les sentiments de douleur, de regret et d'admiration unanimement sentis et exprimés autour de cette tombe imprévue, une interrogation harcelait aussi l'âme des responsables et de ses confrères du Patriarcat : comment remplacer valablement dans des activités si multiples une personnalité si riche de dons naturels, de valeur professionnelle, avec l'expérience et les relations irremplaçables de ces 15 années. La Providence, qui nous l'a enlevé, y aidera, nous en avons confiance. Du moins, Mgr Bateh restera dans le souvenir de tous comme un admirable exemple, lumineux et entraînant de charité et de dévouement sans réserve.