Notre Fr. Yohanan n'est plus là!
C’est difficile d’imaginer les paroisses catholiques hébréophones sans Yohanan. Il était là depuis le début, pas seulement une présence, mais une personne qui pense, un cœur battant, quelqu’un qui accompagne et, bien sûr, qui formule en hébreu adapté ce que nous devons être en tant que disciples de Jésus dans la société juive israélienne, avec la manière de l’exprimer en hébreu correct. Aussi comment chanter, louer et rendre grâce…, Yohanan était un hébraïsant et un homme des chants de la terre d’Israël. Depuis les années cinquante du siècle précédent, dès la naissance des paroisses hébréophones, il les a accompagnées comme une sage-femme. Il a encouragé et soutenu, réfuté et défendu, poussé et tiré. A chaque étape il était présent et avait son mot à dire. Maintenant, c’est difficile d’imaginer qu’il n’est plus là.
Son amour pour ce pays et ses habitants, sa fidélité au peuple d’Israël et sa passion pour la langue hébraïque ont modelé la vie de cet homme demeuré fidèle au Messie et à son Église jusqu’au bout. Je peux mentionner trois caractéristiques de sa personnalité quand je me le rappelle assis en face de moi et me fixant de son regard pénétrant;
- Yohanan était un homme aimant. Il a donné sa vie en réponse à l’appel reçu, de quitter son pays natal pour s’enraciner dans cette terre, pour entrer profondément dans son âme, en adoptant un peuple et même un état avec lesquels il s’est identifié jusqu’à son dernier jour. En 1946 il arriva pour la première fois au Moyen-Orient et commença ainsi sa marche qui s’est poursuivie jusqu’à son dernier jour. Alors, il avait seulement traversé le pays par le train qui le conduisit d’Égypte au Liban (on n’arrive pas à imaginer que cela fut possible il y a quelques dizaines d’années, et qu’un homme de notre époque a pu le faire. Aujourd’hui cela est absolument impensable), cependant une année plus tard il revint comme pèlerin. Après deux autres visites, déjà comme petit frère de Jésus, il vint en 1956 pour rester. En réalité, sa vie en Israël, qui a duré 64 ans, avait spirituellement commencé beaucoup plus tôt. Il a rappelé de nombreuses fois que le moment décisif de sa vie fut celui où il regarda longuement les photographies affichées à l’extérieur de l’ambassade des États-Unis à Paris après la libération de l’occupation allemande. Ces photographies témoignaient de l’horreur de la Shoah. Yohanan avait alors 18 ans. Il expliquait toujours : « Pourquoi est-ce que je suis là? C’est à cause de cela. » A 18 ans il a fait l’expérience du buisson ardent et là il a répondu « Me voici ». Yohanan a ensuite vu l’évolution du pays et, à cause de son amour profond pour le peuple d’Israël, il était capable d’être critique; en particulier au cours de ces dernières années, quand il fut très accablé par les événements du dur conflit qui se déroule ici. Il a même consacré sa vie à essayer de construire des ponts par son travail admirable pour enseigner l’arabe aux hébréophones, et par son travail de documentation concernant l’arabe dialectal palestinien. Jusqu’à aujourd’hui il n’a pas réussi à porter la paix (mais sans aucun doute il poursuivra son œuvre depuis le nouvel endroit où il est). Il n’a jamais renoncé à son amour, même quand les défauts de l’aimé étaient évidents et lui ont causé une grande souffrance.
Yohanan était un homme fidèle. Souvent la fidélité se manifeste dans les moments de douleur et de déception. Il y eut beaucoup de tels moments dans la longue vie de Yohanan. Cela qui aime beaucoup connaît beaucoup de douleur. D’abord et avant tout, la révélation des horreurs de la Shoa qui a soulevé de nombreuses questions concernant la tradition chrétienne dont il s’était nourri. Yohanan a beaucoup œuvré pour éveiller la conscience de la responsabilité que porte l’Église vis-à-vis de son histoire compliquée avec le peuple juif. En dépit des critiques et de la lutte pour opérer un changement, Yohanan est demeuré fidèle à l’Église jusqu’à son dernier jour. Nous en avons beaucoup parlé, lui et moi. Il était patient vis-à-vis de moi. Il m’était difficile au début, moi qui venais d’une culture catholique bien marquée, de comprendre ce qui était évident pour lui depuis longtemps : notre responsabilité, en tant que chrétiens, pour ce qui s’était passé. Il s’est entêté à m’enseigner, non seulement à propos de l’histoire difficile et de notre responsabilité, mais aussi à propos du changement qui s’est opéré au sein de l’Église à partir des années 50, et il m’inonda de documents de divers évêques de l’Église … Il était plein d’espoir (et parfois de déception) lorsque sortaient différents documents à propos de la Shoa et des relations entre juifs et chrétiens.
Même au sein des communautés hébréophones il ne se sentait pas toujours compris. La vision qu’il étalait devant ses interlocuteurs ne les enthousiasmait pas tous et, dans ses dernières années, on entendait chez lui une note de fatigue et de déception. Toutefois, cela ne l’a pas empêché de venir à la messe à la kehilla, le dimanche et les jours de fête, pour y participer et pour exprimer sa proximité et sa sympathie aux autres participants.
Yohanan était l’homme des béatitudes : Nous avons entendu la lecture de l’évangile selon St Matthieu qu’on a tendance à lire à l’occasion de funérailles. Les versets des béatitudes nous sont très familiers. Il est clair que les versets décrivent Jésus lui-même, le pauvre d’esprit, l’affligé, le doux, celui qui a faim et soif de justice, le miséricordieux, l’homme au cœur pur, l’artisan de justice. Celui qui croit en Jésus sait que, dans la charte de vie selon l’enseignement de Jésus, il doit intérioriser ces qualités – s’adapter à l’image et à la ressemblance de Jésus qui se révèle dans les versets du sermon sur la montagne. Je sais que Yohanan contemplait son Maître et Seigneur révélé sur la montagne, l’homme auquel il a livré sa vie en tant que disciple. Toutefois, pour nous, qui l’avons connu et avons appris de lui, Yohanan était même un envoyé de son Maître. Il n’est pas facile de vivre selon cette charte, et pas de doute que pour Yohanan aussi ce n’était pas facile. Ceci dit, en ce qui nous concerne aujourd’hui, je peux dire que nous avons perdu un témoin des béatitudes, une figure de disciple aimant et fidèle … et nous avons gagné au ciel un homme de plus qui prie pour nos kehillot, pour toute l’Eglise, pour le peuple d’Israël et pour la terre d’Israël.
Encore un mot sur son « rêve »
Ceux qui étaient proches de lui savaient que Yohanan était l’homme du « rêve », depuis sa jeunesse jusqu’à son dernier jour. Il n’a pas cessé de rêver. En fin de compte il était un fils de sa génération. Une génération qui a été témoin de la catastrophe de la seconde guerre mondiale et de la Shoa, mais aussi un témoin de la période qui s’ensuivit. Et ce qui a caractérisé cette période, c’était la passion de changer. On voulait changer la société et construire un autre monde qui soit différent, de sorte que ne se reproduise plus ce qui s’était passé. Aussi dans l’Église il y avait la même passion : celle de changer l’Église (10 ans plus tard nous avons vu le concile Vatican II). Comme je l’ai dit au début, il voulait s’identifier avec le peuple d’Israël, mais il s’est identifié également avec ces mouvements.
Yohanan arriva en Israël avec cet espoir et cette volonté : celle de changer et de construire. Et, fort de cet espoir, il se mit à construire, ensemble avec d’autres membres, les communautés d’expression hébraïque. Il a voulu une église enracinée dans le peuple d’Israël, hébréophone. Non pas seulement une église qui exprime sa foi chrétienne avec des paroles en hébreu (la plupart des mots que nous utilisons aujourd’hui, furent forgés par lui, comme par ex. le mot « communion »), mais plutôt une église qui exprime les concepts chrétiens d’une manière compréhensible et acceptée par le peuple Juif. Telle était sa manière d’exprimer son identification, sa proximité et son amour du peuple d’Israël.
Que demeure-t-il de ce « rêve »? Je ne sais pas. Le futur nous le dira. Mais il nous a laissé un héritage très important. Je ne sais pas si le contenu du rêve se réalisera tôt ou tard, mais je sais que nous devons apprendre de lui à rêver. Le rêve est le fondement de tout espoir, une passion de construire, un regard en avant … Je me demande si nous sommes capables de rêver aujourd’hui, si nous avons la même passion et aspiration qui ont caractérisé sa génération.
Voici l’héritage de Yohanan. Peut-être ne pourrons-nous pas nous identifier entièrement avec son rêve, mais notre époque est totalement différente. En revanche, oui, nous pouvons nous engager à continuer de rêver.
Oui, Yohanan, continue de nous importuner pour que nous ne nous installions pas, mais que nous ayons toujours la passion, l’espoir, la volonté de changer, de construire avec la même fidélité et amour que tu nous as montrés tout au long de ta vie fructueuse.
Que ta mémoire soit une source de bénédiction!
+Pierbattista