Au matin du 14 juillet s'est éteint tout paisiblement le vétéran du clergé patriarcal, D. Stéphane Talhami. Ce vieillard de 85 ans, resté jusqu'à la fin, lucide et d'une bonne humeur inaltérable, attendait depuis longtemps cette heure du Seigneur. Chez lui, c'était beaucoup moins de la résignation qu'un total et aimable abandon à la volonté de Dieu. "J'attends », disait-il avec une simplicité qui édifiait profondément.
Il était né le 31 octobre 1875, à Saint-Jean-d'Acre. Sa famille, comme le nom le suggère, avait dû y venir jadis de Bethléem. Le 10 avril 1886, il entra à 10 ans à l'école que D. Belloni, chanoine du Patriarcat Latin, avait fondée à Bethléem pour les jeunes artisans. C'est de là que le jeune homme suivit D. Belloni chez les Salésiens quand le vénérable chanoine leur confia son œuvre pour en mieux assurer la survie.
D. Stéphane fut ordonné prêtre à 32 ans, le 29 septembre 1907, à Jérusalem. Il travailla quelque temps à la ville sainte, puis à Jaffa, Beit-Jemal, Nazareth et Bethléem. Dès le début de son ministère, il fut déjà l'homme balloté par les obédiences qu'il devait rester jusqu'à l'entrée de sa vieillesse.
En 1916, D. Elias Shiha, missionnaire de Jaffa de Nazareth, ordonné le jour où le petit Stéphane entrait à l'école de D. Belloni, mourut du typhus. La paroisse restait sans prêtre. Le patriarche, S.B. Mgr. Camassei, obtint que D. Stéphane y fut envoyé provisoirement en juin 1916. Il lui confia en même temps la paroisse de Reneh.
C'est à Jaffa de Nazareth que D. Stéphane connut la grande épreuve de sa vie. Ce fut en septembre 1917, alors que la marche de la guerre commençait sur ce front à mal tourner pour les Turcs. Ils commencèrent à voir des espions partout. C'est l'occasion que saisit un médecin militaire de Nazareth, fanatiquement anticatholique, pour vexer le clergé du district. Il fit tout, même soudoyer de faux témoins, pour impliquer les curés latin et grec de Jaffa dans une affaire d'espionnage en cours.
Le 26 septembre 1917, D. Stéphane, qui disait son bréviaire, voit soudain son presbytère cerné par des cavaliers turcs. Un officier se présenta et procéda aussitôt à une perquisition minutieuse. Finalement, il emmena les deux curés catholiques à Nazareth, emportant aussi tous leurs papiers. Ils furent aussitôt jetés en prison dans le couvent désaffecté des Clarisses. Une heure après, D. Stéphane comparaissait déjà devant un conseil de guerre. Le médecin, son accusateur, pour prouver les relations de D. Stéphane avec l'Égypte, produisit comme pièce à conviction une lettre trouvée dans le bureau du curé. Mais le missionnaire eut tôt fait de montrer qu'elle avait été adressée à son prédécesseur et datait de 1910.
Furieux de sa déconvenue, le médecin voulut cependant faire avouer à tout prix au prêtre qu'il avait bien reçu un espion au presbytère, mais l'avait fait échapper par l'église à l'arrivée des soldats. D. Stéphane put encore dire qu'à Jaffa, il n'y avait aucun accès direct du presbytère à l'église. Hors de lui, le fanatique soumit alors le prêtre à la torture. Après lui avoir fait attacher les mains à un carcan en bois, il lui fit administrer une vingtaine de coups pour l'intimider. N'obtenant aucun résultat, il perdit alors toute mesure. D. Stéphane fut jeté à terre, dépouillé de ses souliers et de ses bas, attaché encore à un autre carcan en bois. Puis 6 hommes se relayèrent pour lui flageller les pieds avec des baguettes. Des témoins comptèrent 311 coups. À la fin, le médecin le frappa lui-même à plusieurs reprises avec un nerf de bœuf.
L'interrogatoire reprit sans plus de succès et le missionnaire n'eut aucune peine à confondre le faux témoin produit par le médecin. Celui-ci fit alors reprendre la flagellation. Se sentant à bout, D. Stéphane recommanda son âme à Dieu et retomba dans l'inconscience. Le médecin le fit alors détacher et essaya de le mettre sur son séant en lui martelant la tête de coups de poings qui mirent le visage en sang. Il eut encore la cruauté de lui faire prendre la tête dans un cercle de fer qui emporta des lambeaux de peau. Enfin, un revolver appliqué sur la tempe du malheureux, il lui posa encore la question sur la visite de l'espion. « Non, il n'est pas venu. » répondit le prêtre. Hors de lui, son bourreau menaça alors de le brûler au fer rouge. À coups de pieds et le tirant par les cheveux, il l'obligea à se lever et le confia à trois sbires aussi cruels que lui.
D. Stéphane écrivit en 1922 (La Palestine, p. 87) ses impressions du moment : « Je ne saurais décrire tout ce que je souffrais et dans le corps et dans l'âme. » J'avais les pieds tuméfiés, ensanglantés ; la tête et le visage n'étaient qu'une plaie ; les mains en lambeaux ; je trainais une lourde chaîne qui, me passant sur les épaules, retombait à terre. Dans cet état, sous les huées de la soldatesque, je dus traverser une cour, trébuchant, marchant à quatre pattes. Enfin, je réussis à rejoindre le réduit qui m'était assigné. Là, sur un pavé de cailloux, sans matelas ni couverture, sans un verre d'eau pour calmer les ardeurs de la fièvre qui me dévorait, je passai la nuit dans d'indicibles souffrances. Et que me réservait le lendemain ? … Angoissante énigme… Ce que j'ai souffert, la plume se refuse à le décrire. Et ce martyre dura trois jours, longs comme un siècle.
Au 3e jour, un inspecteur, envoyé de Damas par Jemal Pacha, reprit toute l'affaire. Ayant reconnu bien vite l'inconvenu du prêtre et de ces compagnons, il les libéra aussitôt. D. Stéphane, en bien triste état, fut ramené à son presbytère où il se remit peu à peu. Il y fut consolé par la visite de son patriarche Mgr Camassei, qui fut aussi déporté à Nazareth. À la mi-décembre, un ordre de Damas fit encore exiler le missionnaire en Syrie. Il put cependant gagner Alep où il passa une année, exerçant son ministère à la paroisse franciscaine.
À Pâques 1919, D. Stéphane put revenir à Jaffa de Nazareth. C'est alors qu'il fut incardiné au diocèse patriarcal. De 1922 à 1925, il fut curé de Bir Zeit, puis de Reneh jusqu'en 1930. Après un an passé à Bourka en 1931, il mena pendant 10 ans sa nouvelle existence de missionnaire itinérant. En résidence ordinaire à Bethléem ou au Patriarcat, il ne cessa de faire des remplacements selon les nécessités du moment dans les missions.
En 1942, D. Stéphane, dont la vue avait beaucoup baissé, se retira au Patriarcat. Il y a travaillé au Tribunal ecclésiastique, assurant aussi sa part de ministère à la Concathédrale. En 1952, l'opération de la cataracte ne lui rendit qu'en partie l'usage d'un seul œil. Le 29 septembre 1957, il eut la joie de fêter son jubilé d'or sacerdotal. Il célébra à la Concathédrale une messe d'actions de grâces à laquelle assistèrent S. B. Mgr. Le Patriarche, S. E. Mgr. l'Évêque auxiliaire et ses nombreux amis du Patriarcat et du dehors.
Figure du Patriarcat, sympathique à tous, D. Stéphane était un vieillard toujours aimable, discret, délicat, accueillant chacun avec beaucoup d'aménité, jouissant jusqu'au bout de toutes ces facultés. Si sa vue très basse ne lui permettait pas la lecture, le chapelet ne le quittait pas. Peu à peu, les forces l'avaient abandonné. Il voyait venir la mort en pleine lucidité et en parlait en toute liberté, impressionnant par son aimable abandon à la volonté de Dieu. Vers la fin, il ne pouvait plus s'alimenter. Des docteurs lui trouvaient une leucémie dont il ne s'est pas douté et qui, d'ailleurs, ne lui a pas causé de souffrances.
À bout de forces, le vieillard a reçu les derniers sacrements en pleine lucidité, avec sa dévotion toute simple mais nette. « Plus fort », disait-il aux dernières prières auxquelles il tenait à s'associer. Il s'est ainsi paisiblement éteint, entouré de ses confrères du Patriarcat et parmi eux S.E. Mgr Gélat, en l'absence de S.B. parti pour Rome. Décédé le matin 14 juillet, D. Stéphane a rejoint le lendemain dans le cimetière des prêtres, à l'ombre de la basilique de Gethsémani, ses confrères du Patriarcat qui, depuis 12 ans, l'avaient précédé vers l'éternité.