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1887 Giuseppe Manfredi (1865-1904)

Né: 27.3.1865 à Mondovi

Études:

  • 1879: Séminaire diocésain de Mondovi
  • 4.10.1886: Il a commencé à étudier en Théologie Brugnole Sales (Gênes)

Ordination: 1887

Nominations & Activités:

  • 26.5.1887: Rejoignez le Patriarcat Latin de Jérusalem, Professeur de Patriarcat Latin
  • 4.9.1889: Vicaire de la paroisse de l'Assomption de Notre-Dame à Salt avec le curé P. Louis Piccardo
  • 17.1.1891: Curé de la paroisse de la décollation de Saint-Jean-Baptiste à Madaba, en Jordanie jusqu'au 7.1.1904
  • 1893: Début de la construction de la 2ème église en son temps de Madaba jusqu'au 8.9.1894
  • 8.9.1894: Bénédiction de la 2ème église de la paroisse de la décollation de Saint-Jean-Baptiste à Madaba
  • 1896: Correspondant du bulletin d'archéologie

Mort: 7.1.1904 de la typhoïde à Madaba, à l'âge de 39 ans

Enterré: Église de Madaba

Écrits: La missione di Madaba fra i Beduini di Palestina”. Conférence tenue à Mondovi le 13 9 1896 par Giuseppe Manfredi. Torino, tip degli artigianelli (20 pages) Patr

Après les trois premiers curés, le bédouin. D. Boulos, le timoré, D. Sarena, l'homme fort, D. Biever, arriva à Madaba un grand mis­sionnaire, homme complet dont elle avait bien besoin pour une as­sise définitive. Ce fut Abouna Youssef. D. Joseph Manfredi. Homme de Dieu, intelligent, courageux, prudent, cultivé, même véritable arché­ologue, il continua l'oeuvre de construction de D. Biever, dota sa paroisse d'une chapelle valable, installa les Soeurs du Rosaire et arriva à faire de vrais chrétiens de la plupart de ses fidèles. Mais il débuta comme D. Biever sous les attaques des Hamaideh et des Beni Sa­kher, menaçant encore l'existence de Madaba. Par toute sa personna­lité et ses réalisations. D. Manfredi mérite à lui seul un chapitre de cette histoire de Madaba.

La préparation du missionnaire

Il était né à Mondovi au Piémont, le 27 mars 1863, dans une larnille très chrétienne. Son père était un industriel de valeur dont il hérita la force de caractère et la haute conscience de travailleur, avec la sensibilité et l'amabilité de sa mère. A l'encontre de D. Biever qui avait été un enfant et jeune homme turbulent, Joseph Manfredi fut l'enfant pieuxd'Amman. » et sage, élève doué et studieux, sans aucun senti­ment de vanité pour la position sociale de sa famille. Il ne causerait aux siens que la surprise, imprévue et impérieuse, de sa vocation mis­sionnaire, vers la fin de son grand séminaire. Si l'évêque y consentit aussitôt, son père ne se rendit que difficilement à ses instances per­sévérantes.

Le 4 octobre 1886 il entrait à Gênes au séminaire Brignole­Sale pour les Missions étrangères. Ce séminaire avait été ouvert le 11 février 1855 sous le patronage conjoint de l'archevêque Chervaz, de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans et de M. Etienne, supérieur gé­néral des Lazaristes, arrivés à Gênes dès le vivant de saint Vincent de Paul. Cette institution fut la pépinière des premiers missionnaires italiens du Patriarcat latin. C'est là que le Patriarche Valerga trouva en 1858 P, Uhlenbrock, allemand, mort curé de Taybeh; D, Belloni, en 1859; en 1860 D. Vincent Bracco, dont il devait faire son Auxiliaire à 31 ans et qui lui succèderait comme Patriarche en 1873: et encore D. Gatti, en 1865, futur curé de Salt: D. Piccardo en 1870 ; D. Villanis et Navoni en 1874 et D. Garello en 1895.

Comme ses devanciers étrangers, D, Manfredi passa quelques mois au séminaire patriarcal pour y apprendre l'arabe, qu'il alla roder ensuite comme vicaire chez D, Louis Piccardo, curé de Salt et qui devint évêque auxiliaire, de 1902 à 1917,1 Il passa 16 mois à la bon­ne école de ce missionnaire fort et prudent, dans la paroisse-mère de la Transjordanie, ouverte en 1866. Salt était la capitale administrative de la présence turque en Transjordanie surtout au Balqa, avec un Qaimaqam, sous-préfet, dépendant alors du Pacha de Naplouse. A Salt, il apprit le délicat comportement des relations avec l'administra­non turque et la fatalité du bakchich à verser, du haut en bas de l'échelle des fonctionnaires.

Curé de Madaba, 1891

D. Manfredi y arriva le 17 janvier 1891. D, Biever l'attendait pour le mettre au courant, le présenter aux inquiétantes personnalités de sa paroisse, Saleh Marar, le cheikh des 'Azeizat, Ya'koub Shu­weihar, le moukhrar, ct le fougueux Ibrahim Toual, qu’il arriverait à bien convertir.

D, Biever emmenait avec lui à Tabga, au nord du Lac de Ti­bériade, son inappréciable ami M, Joseph Weynandt, qui l'avait tant aidé, le déchargeant de bien de soucis matériels. Tous deux partaient dans l'illusion de trouver une situation plus paisible, un travail moins harassant, des hivers moins rigoureux. Mais les bédouins de Galilée, les fonctionnaires turcs de la région, les étés et la malaria du bas­fond de Tabga, qu'ils fuiraient autant que possible à Rameh, allaient ruiner définitivement la santé de l'un et de l'autre.

Par contre, les mois passés à Salt par D, Manfredi et ce qu'il y entendait de Madaba ne lui laissaient aucune illusion sur ce qui l'attendait. Mais il y était très surnaturellement préparé, comme en témoigne une lettre à son frère qui lui annonçait son mariage, au moment où il allait gagner sa mission.

« Moi aussi je me marie. Mon épouse, si tu veux le savoir, s'appelle Madaba, que je ne connais pas encore, distante de Salt d'une journée de cheval. Par réputation, je la sais plu­tôt sauvage, Je devais y partir au début de novembre. Mais elle était alors en guerre avec une tribu voisme : la paix con­clue, une autre tribu l’a mal pris et a commencé des représail­les. On m'a dit de ne pas bouger encore.

Malgré rous ses défauts j'aime beaucoup ma Madaba. Ce qu'elle m'apportera en dot? Un monde de misères phy­siques et morales… Et moi, qu’y porterai-je ? Un grand sac de patience et un autre plus grand de cette charité chrétienne qui rend douces toutes choses amères, tout fardeau léger, aimable et désirable toute souffrance et la mort même, pour nos fidèles. Perdue dans le désert et entourée de tribus bé­douines plus ou moins barbares, Madaba est une mission dure, difficile… Affrontant dans la foi toute difficulté, Je n'ai pas de désir plus ardent que d'y verser iusqu'à la dernière goutte de mon sang. Mais le martyre est une trop grande grâce que Dieu accorde seulement aux saints !2 ».

D. Manfredi trouva à Madaba Abouna Sbndar, qui avait dû quitter le guêpier invivable de Kérak. Sa présence lui fut précieuse pour l’aider à une imprégnation chrétienne définitive de ses paroissiens. Comme D. Biever à son arrivée en 1886, Manfredi trouva l'environ­nement de Madaba en pleine ébullition tribale.

La guerre des Belqawieh en 1891

Cette année 1891 vit en effet la guerre entre elles des tribus des Hamaideh et des 'Adwan, à l'ouest de Madaba, qui s’y trouvait impliquée malgré elle.

En avril, le missionnaire se plaignait de cette situation de guerre et de n'avoir pas, dans sa demeure, de quoi accueillir décem­ment ses visiteurs importuns, les cheikhs de ces tribus du Balqa:

« En ce moment c'est une guerre continuelle d'une tri­bu contre l'autre, avec les déprédations et rapines accoutumées, sans parler des blessés et tués. De plus, la haine de tous ces musulmans contre les Chrétiens rend très difficile et peu sûre la vie des pauvres Madabéens. Il n'y a pas deux jours que le meurtre par un vaurien orthodoxe, provoqué par un adversaire bédouin, a failli mettre en péril l'existence même de Madaba.

A cette occasion se sont rassemblés chez moi les cheikhs des tribus du Balqa (ce qui m'a coûté 6 megidis et peut-être en faudra-t-il encore plus pour le salut de nos gens).

J'ai constaté alors une grave lacune du presbytère. Le corridor qui sert de divan n'a qu'un siège, pouvant accommoder trois personnes seulement et dans la maison (les trois cham­bres bâties par D. Biever ), il n'y a que 4 chaises valables, en­core que raccommodées. Nous avons dû laisser les cheikhs s'asseoir par terre, sans tapis ni nattes. Je voudrais donc vous demander au Patriarcat qu'on me fasse 4 bancs (sans dossiers), deux de 2 m 54, deux de 1 m 35, larges de 30cm…  mais gratis, car mon trimestre est déjà rnangé3".

Encore la question des terrains

En une absence du Parriache Piavi, Manfredi s'adressait en avril 1891 à son Auxiliaire, Mgr Pascal Appodia, que le Patriarche avait sacré évêque le 8 mars précédent, avant son départ. Le mission­naire parlait à Mgr Appodia des embarras insupportables que lui cau­saient les terrains de la mission, bien précisés par lui dans leur iden­tiité, comme déjà par D. Biever. Il s'agissait de celui du cimetière à l'ouest de l'acropole, de celui de l'acropole où s'érigeaient les structures de la mission, celui de Hénou à demi-km au sud-est, celui de Jeloul à l'est, celui de Tem au sud-ouest et celui de Hanina au nord.4

La location de ces terrains aux gens de Madaba était une source préparéed'ennuis continuels pour le missionnaire. D. Manfredi réclamait une solution qui le débarrasserait de ces responsabilités matérielles et lui permettrait de se consacrer entièrement à son activité pastorale. N'ayant pas, comme D. Biever, l'aide précieuse de M. Weynandt, il suggérait une administration, confiée à un homme de confiance ve­nant du Patriarcat.

En attendant il louait, avec un contrat en règle, à ses deux autorités qu'étaient le Cheikh Saleh et le Moukhtar Shuweihat, qui s'adjoignirent aussitôt la puissance de combat qu'était Ibrahim Toual, le terrain de Tem, à 100 mégidis pour deux ans. C'était pour en fi­nir avec la pression du cheikh hamaideh Qofran, devenu harassant:

« pour les deux années passées j'ai pu, à toute difficulté, en tirer 60 mégidis, avec fatigue et casse-tête, valant plus que tout ce terrain. Il y a de plus ce Qoftan qui nous a coûté déjà plus de 100 francs, qui recommence cette année et a con­fisqué une charrue. Ce bédouin voudrait chaque année un bakchich ; il menace toujours et n'arrêtera pas de nous moles­ter. En confiant Tem aux 'Azeizat, ils sauront en défendre les limites et, entre Bédouins, ils s'entendront mieux, nous épar­gnant frais et soucis ».

Mais, comme dit plus haut, il réclamait une solution globale de cette question de tous les terrains pour libérer définitivement le missionnaire de ces tracas temporels.5,

Constructions, constructions!

Plus encore que D. Biever, Manfredi fut écœuré par la pre­mière chapelle de D. Boulos, mi-souterraine, sans autres fenêtres que trois trous béants au nord, menaçant ruine de toute part. Il en donnait la description horrifiée, citée au chap. X., complétant celle déjà de D. Biever.6 Celui-ci n'avait pu bâtir que l'aile est, trois chambres et un corridor à leur ouest, avec aussi autant de pièces mi­enterrées au dessous pour assurer sur le roc celles du haut. Mais Biever n'avait pas eu le temps de daller la terrasse et en assurer ainsi l’étanchéité.

Selon un plan de D. Barberis, le procureur-architecte du Pat­riarcat, D. Manfredi voulait encore construire deux chambres à l'ouest du corridor puis se procurer une chapelle, vaste et décente, formant aile à l'ouest. Il se proposait de la bâtir en deux chambres voûtées;  

lorsque le permis, indispensable pour un lieu de culte, serait obtenu, il serait facile, en réunissant les deux chambres, de constituer la cha­pelle tant désirée, en attendant de pouvoir songer à une église défi­nitive.

En février 1892, en attendant le rerour du Patriarche, Man­fredi insistait fort auprès de Mgr Appodia pour achever le travail de D. Biever, sa terrasse et ses murs, mais surtout pour bâtir les deux vastes chambres voûtées en vue de la chapelle. Il donnait cinq rai­sons à l'Auxiliaire:

« La plus forte est la facilité de construire maintenant, en pays encore ex lege (indépendant ), soumis de nom seule­ment au Gouvernement ottoman. Si celui-ci, comme cela me­nace, occupe Kérak, je crains bien que nous n'ayons les mêmes ennuis que Hoson depuis des années. Par ailleurs le Qairna­qam de Salt nous est favorable et le sera plus encore avec un inévitable bakchich. Il fera valoir la roukhsa (permis) que nous avons pour la construction. Dans un an, qui sait quels changements peuvent survenir!

Cette année aussi nous avons assez d'eau pour route la construction. L'an prochain pourra être sec et ce serait alors une grosse dépense en plus. Dans un cas pareil, D. Biever a eu une dépense de 1000 fr. en plus.

Déjà se font plus chères les pierres des ruines antiques, employées désormais par les Madabéens qui construisent de plus en plus. Nous serions alors obligés d'acheter un terrain pour y ouvrir une carrière.

La construction de D. Boulos (de 1883) tombe de plus en plus en ruine. J'ai dû faire sortir les filles de leur classe qui menaçait de s'effondrer de trois côtés. Il nous faut en bâtir une nouvelle,

A cette occasion il nous faudra terminer l'habitation présente du missionnaire, laissée incomplète par D. Biever qui n'a pas dallé la terrasse. Elle reste ainsi en souffrance depuis 4 ans, ce qui nuit à la maison et à ses habitants à cause de la forte humidité qui pénètre la voûte et les murs.

Voilà, Monseigneur, les raisons qui me font demander la construction, dès cette année si possible».

Il revenait à la charge une semaine après, ayant appris qu’ on annonçait le retour du Patriarche. Il priait l'Auxiliaire d'appuyer sa demande auprès de Mgr Piavi.7

Il informait aussi l'Évêque que ses amis et bienfaiteurs italiens, qu'il avait sollicités, lui assuraient 5000 francs, dont la moitié était déjà arrivée et le reste en route. Il estimait que la réparation des terrasses et la construction de la chapelle coûteraient 10.000 francs et comptait que le Patriarcat fournirait les 5000 manquants Sitôt une réponse favorable reçue, il projetait de venir à Jérusalem pour étudier avec D. Barberis le projet de la chapelle.8

En mai il reparlait de la construction de sa chapelle, si néces­saire. On lui conseillait d'aller de l'avant avec le permis obtenu par D. Biever et que l'inévitable bakchich résoudrait toute difficulté éven­tuelle! Il fallait absolument se presser car on parlait de l'occupation turque de Kérak comme imminente.9

Mais au moment où le missionnaire comptait ainsi ouvrir son chantier, une horrible tempête se déchainait,  une attaque des Skhour, pire que celle de 1887, mettant à nouveau en question l'existence même de Madaba chrétienne.

Vers un siège de 35 jours

Vers la fin du printemps de 1892, de nombreux Skhour vin­rent dresser leurs tentes et mener leurs chameaux tout proche des terrains chrétiens, et à leurs dépens naturellement. Dans les frictions fatales, ils se montrèrent vite agressifs, malmenant et blessant même plusieurs chrétiens. Ils attendaient manifestement la moisson pour agir. Ils se savaient à l'abri de l'intervention des Turcs, fort loin­tains et qui avaient besoin des services de leur tribu pour le passage dans le désert du pèlerinage annuel de Damas à la Mecque.

Cependant le déclenchement de la nouvelle affaire, vraie répé­tition de celle de juin 1887, eut lieu à Madaba même. Un Sakher, du clan de Hamed, s'y prit de violente querelle avec un latin, Giriez Ghishan, dont le curé dit que la religion passait pour lui au qua­trième rang, après sa jument, sa lance et son fusil! Le Sakher ayant finalement menacé Giriez de son sabre, celui-ci, pour se défendre, lui tira un coup de fusil et l'étendit raide mort.10 C'était à deux heures de l'après-midi alors que la plupart des hommes de Madaba étaient à la moisson près de Tem, proche d'un campement des Hamed, de sorte que,

« Si Dieu ne nous assistait pas. il y avait risque d' un

massacre. Mais, avant que n'arrive aux Skhour la nouvelle du meurtre, les Chrétiens eurent le temps d'être avertis et de re­tourner chez eux.

Une heure après, à peine, la guerre était déclarée. Tout Madaba en armes attendait l'assaut, après avoir mis en sécurité les enfants dans notre maison devenue forteresse.

Il paraît que le clan des Hamed, assez faible, ne trouva pas aussitôt les autres clans des Skhour; ne purent nous at­taquer que des isolés, évoluant dans la plaine; beaucoup de fusillades, sans résultat. Ces Hamed, campés à Tem, essayèrent à quatre reprises de mettre le feu à nos moissons, mais il n'y prit pas. Dans la fuite des nôtres cependant, 6 hommes furent blessés de coups de lance, et d'autres dépouillés de leurs habits. Au coucher du soleil, un garçon musulman, pris pour un chrétien, fut sauvagement égorgé11».

Le siège de Madaba commençait. Dans la journée du vendredi 10 juin, des cheikhs, de tribus amies de la Mission, essayèrent vaine­ment d'obtenir la trève temporaire, conturmière après un cas de meur­tre. On leur accorda seulement que des ouvriers musulmans pour­raient travailler à la moisson des terrains chrétiens, déjà sillonnés par les chameaux des Skhour.12 Il arriva par hasard que survint de Salt, où l'on ne savait rien de l'incident, une troupe de soldats. Mais ils n'osèrent pas affronter les Skhour qui chassèrent même, contre la pa­role donnée, les moissonneurs musulmans.13 Tout le samedi, il fut impossible, la ville étant totalement assiégée, hors de la portée des fusils, d'avertir Salt des événements. Par bonheur intervint alors le seul cheikh des Skhour, ami de la Mission, Talai el-Faéz :

« C'était le frère du cheikh Sattam, d'hostile mémoire. alors défunt, et le seul galant homme parmi tant de bandits portant le nom de cheikhs; il a reçu le titre de Moudir, et jouit à juste titre de l'estime du Gouverneur. Sur son avis, celui-ci se remua et envoya dans l'après-midi le Qadi (juge) avec quelques Effendis et 25 soldats. Je logeai le Qadi et les officiers chez nous dans l'espoir de les rendre bienveillants. Mais je m'aperçus aussitôt qu'ils arrivaient pleins de haine contre le nom chrétien 14 ».

Dès leur arrivée pour l'enquête, le Giriez Ghishan avait na­turellement pris le large. Les officiels interrogèrent les blessés et se déchaînèrent contre les Chrétiens, parlant de détruire Madaba qui

vait tué deux musulmans: ils y comptaient celui qui avait été égorgé par les Skhour, qui l'avaient pris pour un chrétien! Mais au milieu de l'enquête, on entendit un appel aux armes et des coups de fusil. L'officier rassembla ses hommes dispersés, à coups de clairon, ce qui fit s'éloigner les assaillants.15

« Cette même nuit (du samedi au dimanche), à quel­que distance de Madaba, se tint un conciliabule entre divers cheikhs des tribus voisines, dont je vous envoie les noms, les principaux brigands qui soulèvent les Bédouins contre nous. Ils firent serment de rester unis jusqu'à l'extermination des Chré­tiens16» !

Le lundi 13 juin, le Qadi avec les effendis et les soldats quit­tèrent Madaba pour affronter le cheikh des Hamed qui avait refusé de venir. Pendant ce temps et sous leurs yeux, les gens de ce cheikh s'emparèrent d'une brebis de Madaba, et quand le Qadi leur enjoi­gnit de la restituer, le cheikh la fit tuer pour le repas de ses visiteurs!17

D. Manfredi, ayant l'évidence de la faiblesse des officiels et voyant aussi que des Skhour venaient retirer de Madaba le blé qu'ils y avaient entreposé, - indice fort inquiétant - se décida à agir. Prenant avec lui deux lanciers des siens, il alla, déguisé en bédouin, à la tente du cheikh ami, Talal. Celui-ci lui donna un des ses servi­teurs pour l'accmpagner par une voie détournée jusqu'à Salt où il se consulta avec D. Louis le curé et avec D. Skandar qui s'y trouvait aussi. A l'insu du Qaimaqam, dont il se méfiait à juste titre, il télé­graphia au Patriarcat et aussi au Consul français de Damas, signalant le grave péril de Madaba, et réclamant un prompt secours. Il s'en revint ensuite au plus tôt à Madaba par la même voie détournée, de l'est, et avec l'aide de Talal.18

A Madaba, le départ du missionnaire avait impressionné les of­ficiels qui envoyèrent alors leur rapport au Qaimaqarn averti, aussi sur ces entrefaites des deux télégrammes du curé à Jérusalem et Damas. Il envoya aussitôt à Madaba les 7 soldats qui lui restaient, pour ren­forcer les autres. Ceux-ci étaient restés oisifs, intimidés par les caval­cades menaçantes de la tourbe des Bédouins, qui méprisaient et haïs­saient autant les forces turques que les Chrétiens. Ils poursuivaient leurs méfaits à un tir de fusil de la ville:

«A un moment, deux cavaliers, le père et le fils du tué - et meurtriers du garçon musulman pris pour un chrétien -  vont aux moissonneurs leur demander s'ils étaient chré

tiens ou musulmans. - Nous sommes tous musulmans, répondit l'un d’eux», mais mal convaincus, ils obligent ces pauvres gens à se découvrir et montrer leur circoncision. Il y avait avec eux un jeune chrétien de 27 ans, de Salt, Sélim Shreini. Aux exigences et à l'insistance de ces barbares, il pâlit et se tut. A cerre confession tacite, l'un des bédouins tire sur lui et l'étend mort ... Tout cela, à la vue des soldats et des gens de Mada­ba; ceux-ci voulaient les mettre en fuite à coups de fusil mais en furent empêchés par les soldats qui, eux-mêmes, refusèrent de tirer: Nous n'en avons pas reçu d'ordre! Alors un des officiers s'écria: Vraiment je jure par Allah que les Chrétiens sont opprimés (mazloumin) par les Arabes (Bédouins) au-­dehors, mangés par les Turcs au-dedans et égorgés s'ils sortent de la ville19» !

Le jeudi 16 juin, le Qairnaqam s'annonçait à Madaba. Tous ses employés et la moitié des soldats allèrent à son devant jusqu'à Oum el-Amal. Mais le soir, au lieu d'arriver à Madaba, il s'arrêta aux tentes de son ami Menawer à Jeloul, chez qui il était plus en liberté pour traiter avec les Skhour.20 Pendant ce temps, les soldats restés à Madaba se saisissaient d'un des principaux ennemis de la vil­le, mais bien vite le remettaient en liberté.

Le samedi 18 juin, le Qaimaqam arriva enfin à Madaba. Au lieu de sévir contre les Skhour, ses amis, il envoya le 23 juin ses soldats lever l'impôt chez les Hamaideh récalcitrants. Mais dans cette opération il compromit dangereusement les Chrétiens de Madaba en obligeant trois d'entr’eux à guider sa troupe. Celle-ci. ne pouvant se saisir des Hamaideh, se servit en chèvres et bétail. A son retour elle fut attaquée par 15 Hamaideh; quatre d'entre eux et un soldat fu­rent tués dans cette rencontre.21

A la fin de juin, sous les instances pressantes du Patriarche et des consuls de Jérusalem et Damas, le Motessarref (Préfet) du Hau­ran, désormais responsable de la Transjordanie nord et du Balqa, ar­riva à Madaba avec 50 soldats et une tourbe de 160 Bédouins que Madaba eut à héberger deux jours.

« A peine arrivé. il proclama aussitôt venir uniquement pour terminer l'affaire de Madaba. J'ai été le voir à deux re­prises et il s'est montré très aimable. Il avait l'intention de se saisir de tous les chefs des Skhour. Il en fit arrêter quelques’­uns puis les remit en liberté dans l'espoir de faire venir les autres et les cueillir tous, Mais plus aucun ne reparut ...

Il n'a pas les forces suffisantes pour obtenir compensa­tion des dommages causés à Madaba... Et puis il y a tou­jours la politique du Qaimaqam, l’ami des Beni Sakhr. Ainsi au total, rien de fait pour Madaba, que cette invasion a vidée des ressources qui lui restaient 22»!

En juillet le blocus de la ville se poursuivit, malgré les assu­rances trompeuses données par le Qaimaqam.

« Les Shkour ne cessent de circuler autour de la ville, attendant que quelqu'un sorte pour le tuer. Il y a cinq jours les soldats en ont bien saisi un, lui ont pris le fusil puis l'ont relâché après une bonne bastonnade. A la suite de cela, Menawer, le voleur de Jeloul, nous a déclaré guerre ouverte et a volé l'une des meilleures juments. Ce Haj Menawer est le très grand ami du Qaimaqam et de Mohammed Said, le Pacha du Haj. Et c'est à lui que le Qaimaqam a confié d'arranger la situation alors qu'il ne cesse de fomenter la guerre interprétant bien en cela les intentions du Qaimaqam23 »!

Le 7 juillet, nouveau meurtre d'un musulman pris pour un chrétien

« Ayant appris qu'une caravane de Chrétiens venait de Kérak vers Madaba, les B. Sakher ont envoyé 30 cavaliers à sa rencontre. Un cavalier précédait cette caravane, avec quel­ques piétons. Les B. Sakher se sont approchés de lui qui était bien vêtu et l'ont cru de Madaba. Ils lui ont demandé s'il était chrétien. Celui-ci a trouvé la question si étrange qu'­il s'est mis à rire, ce qui a été interprété pour oui et il a été tué sur le coup. Par chance c'était un musulman. Le reste de la caravane a pu changer sa route.24

Furieux de leur troisième coup à vide, les Skhour sont venus attaquer un troupeau de chèvres, près de Madaba, espé­rant que quelqu'un des nôtres sortirait et se ferait tuer. Mais ce sont les soldats qui sont sortis, trop peu nombreux et sans ordre de tirer. Ils ont regardé les bédoiuns emporter les chè­vres et sont rentrés. Voilà la garantie que Mohammed Ali nous a assurée25» !

La fin du siège de Madaba

Le Patriarche Piavi avait été tenu bien au courant de l'épreuve de Madaba. Ayant eu, comme Délégué Apostolique à Beyrouth de

bonnes relations avec les Autorités turques - même décoré d'une haute distinction par le Sultan - il n'avait pas manqué d'alerter ces autorités, jusqu'à Constantinople. Les Consuls de France, Ledoulx à Jérusalem ct Guillois à Damas, étaient aussi intervenus auprès du Wali de Damas, particulièrement débonnaire envers les Beni Sakher, en raison du pèlerinage de la Mecque qu'ils accompagnaient et ravi­taillaient, de Mezrib au Hauran, jusqu'à Maan. A la fin, c'est du Sul­tan lui-même que vint l'ordre d'en finir, devant les répercussions de l'affaire de Madsba dans l'opinion européenne. Cependant ce Sultan n'était autre qu'Abdul-Hamid (1876-1909), apellé ensuite le «Sulcan rouge» pour avoir fait massacrer les Arméniens par les Kurdes en 1894 et avoir recommencé en 1896.

Le 21 juillet D. Manfredi annonçait au Patriarche la fin de ce siège dramatique de 35 jours, qui se termina le 14 juillet:

« Enfin sont arrivés à notre aide une centaine de dra­gons. .. Le Sultan lui-même avait télégraphié aux dragons de Beyrouth26 ».

D'autres auraient dû arriver de Damas: on ne l'estima pas né­cessaire. Le Qaimaqam lui-même arriva à Madaba. Il avait entre­temps averti les Beni Sakher de s'éloigner, ce qu'ils firent vers le nord, autour d'Amman, estimant d'ailleurs que pour eux c'était partie remise.

L'officier en charge des soldats constata tout de suite que le Qaimaqam s'occupait seulement de lever des impôts, sans se soucier nullement de réparations dues aux Chrétiens pour les dommages à leurs moissons. Il s'aperçut aussi que le Pacha du pèlerinage, Mo­hammed Saïd. était aussi intéressé à ménager le Cheikh Menawer, tout comme le Qairnaqam qu'il semblait inspirer. Cet officier se con­tenta donc, dit le missionnaire, de faire un relevé du territoire des Beni Sakhr et des quelque 30 khirbehs, ou ruines anciennes.27

Une petite garnison de soldats resta à Madaba. Avec l'éloigne­ment des Skhour, ce fut assez pour rendre à la ville le calme et la sécurité. Mais à la tête de ces soldats avait été laissé un officier turc, un certain Mousrtapha, venu de Naplouse où il avait été exilé depuis Constantinople pour avoir, ivre, fait irruption dans le harem du Sul­tan! Le missionnaire, qui avait accepté de lui fournir trois seaux d'eau par jour, eut à lui faire des remontrances quand il le vit en prendre vingt et menacer de lui vider sa citerne. Le Turc fit alors une de ses crises de fureur et menaça de prendre du terrain de la mission

sur l'acropole pour bâtir une caserne turque. D. Manfredi suppliait le Patriarcat d'insister à Naplouse pour le transfert de cet ivrogne trop dangereux.28

Démarches décevantes pour des indemnités

La moisson de 1892 avait été pratiquement perdue lors du siege de 35 jours subi par Madaba. Peu de chose avait pu être ren­tré avant le blocus du 9 juin. Fort peu de chose aussi put être ramas­sé par les ouvriers musulmans des chrétiens ; les B. Sakher, violant leur parole, les chassèrent très vite des champs. Leurs chameaux, évo­luant en masse dans les terrains, y firent de grands ravages. Dans les endroits éloignés, les Skhour firent la moisson à leur profit.

Il était impossible d'obtenir des réparations par le Qairnaqam, absolument dévoué aux Skhour. Ni lui, ni le Motessarref ne s'en préoccupèrent.29 Ils n'étaient pas en mesure ni en force pour obtenir des réparations de ces nomades qu'ils avaient à ménager pour le pè­lerinage annuel.

A Damas le Consul, M. Guillois, rencontra bien le nouveau Wali, Raouf Pacha. Mais il le trouva absolument prévenu contre les Chrétiens de Madaba, «cause de troubles et qui avaient assassiné cinq musulmans »! Il en faisait rapport à son collègue de Jérusalem le 25 août30 et celui-ci transmettait sa lettre du Patriarche. Mgr Piavi de­manda aussitôt de faire les rectifications nécessaires aux allégations du Wali.31 Le missionnaire rétablit les faits bien aisément: un seul mu­sulman avait été tué par un chrétien, en un cas de légitime défense ; mais trois musulmans avaient été tués par les Beni Sakhr qui les avaient pris pour des chrétiens32

D. Guillois de Damas revit le Wali avec les rectifications de Madaba. Mais il avait encore à écrire à son collègue de Jérusalem que le Pacha, toujours absolument prévenu, ne les acceptait pas, qu'il gardait toute son hostilité contre les Chrétiens, qu'il se désintéressait vraiment de l'affaire et ne voulait pas l'approfondir. S'il trouva « judi­cieuses» les suggestions du Consul pour empêcher le retour de tels troubles, il ne prit cependant aucun engagemenr.32

Entretemps, les deux tribus orthodoxes de Madaba, les Karad­cheh et les Sonna', qui avaient subi les mêmes dommages que les Latins 'Azeizat, faisaient réclamer, par leur patriarche, une indemnité de 220.000 piastres. D. Manfredi, mis au courant, estimait la somme assez exagérée. Il en eut assez vite l'explication. Les autorités ortho

doxes voulaient consacrer 150.000 piastres à la construction de l'église34 qu'on désirait ériger sur les fondations antiques renfermant la carte de la Palestine en mosaïques, qui allait devenir si célèbre après 1896.

De son côté, D. Manfredi, toujours réaliste et connaissant bien son monde, prévoyait que la répartition d'éventuelles indemnités se­rait une source de graves dissensions sans fin entre les familles de Madaba. Il était aussi bien persuadé qu'une bonne partie de cette manne problématique serait dévorée par les intermédiaires, les Effendis et les moukhrars des tribus. Il suggérait dès lors que les Turcs exo­nérassent plutôt Madaba des taxes de l'année et qu'ils en récupéras­sent le montant des Beni Sakher, responsables de tous les dornmages.35

Le missionnaire n'arrivait pas à modérer les appétits de ses gens. Il annonçait au Patriarcat la venue à Jérusalem d'une délégation orthodoxe allant trouver son patriarche pour réclamer une indemnité couvrant tous leurs dégâts:

« Ils voudraient obtenir justice pour tout, ce qui est folie et s'ils y arrivaient, personne ne pourrait plus les domi­ner! Je leur ai dit que le Patriarcat latin avait beaucoup fait pour eux, malgré leur ingratitude et perfidie. Ces gens-là maintenant ne pensent qu'à bâtir. Ils diront que les moukh­tars, y compris notre vieux Saleh Sawalha, sont de mêche avec le Gouvernement contre leurs pays ; un peu vrai, mais très exagéré.

En une matière si délicate il faudrait une personne sé­rieuse et désintéressée pour arriver à un accord contentant les gens et le Gouvernement. Mais Qaimaqam et Motessarref sont trop intéressés à défendre leur conduite antérieure et les Chré­tiens ont des prétentions exagérées 36».

Les documents du dossier de Madaba pour cette époque ne fournissent pas de renseignements sur la solution, qui certainement ne satisfit pas les Madabéens lésés.

Justice immanente sur les Skhour en 1893

Grâce à la lamentable inertie, sinon complicité, des fonction­naires turcs, qui avaient besoin d'eux pour équiper et accompagner le pèlerinage de Damas à la Mecque, les Skhour avaient pu, en 1892, soumettre Madaba à terrible épreuve.

Mais dès l'année d'après, 1893. vint leur plus dure punition.

Ennorgueillis de 1892 et se croyant tout permis, ils s'en prirent fol­lement à la puissante tribu des Anezeh du Hauran, forte de six à sept mille tentes. Ecrasés, ils eurent I'humiliation de devoir chercher refuge à Madaba, mettant d'ailleurs ainsi de nouveau la ville en très grand danger.

D. Manfredi envoyait en août 1893 le récit de ces événements

à la « Gazzetta di Mondovi », qui servira ici de source bien sûre.37

En mai 1893, le nouveau cheikh suprême des Skhour, Rou­meiheh, campait avec quelque 60 tentes, au jof, centre du désert. Avec des alliés nomades, Howeitat et Saraira du sud, il lança un rez­zou de quelque 200 chevaux et chameaux de course sur les Anezeh et leur enleva un troupeau de chameaux, Mais les Anezeh, qui s'étaient méfiés de la chose, réagirent aussitôt en bloc et, rejoignant le rezzou, écrasèrent les assaillants qui

« laissèrent, dit-on, une centaine de morts sur le champ de bataille et s'enfuirent poursuivis quatre jours durant, si bien que des fuyards, débandés dans le désert, y périrent encore d'épuisement. Le campement des Skhour n'avait pas eu le temps de démonter ses tentes, qui tombèrent aux mains des Anezeh avec femmes et enfants, dont certains, échappés au dé­sert, y périrent aussi...

Après cette défaite, Roumeiheh rejoignit le gros des Skhour, à trois jours de Madaba, Mais bien vite les tentes in­nombrables des Anezeh vinrent se dresser à quelques heures de distance. Les Skhour reculèrent encore, mais suivis le lendemain par les Anezeh ... »

Ce jeu de retraite poursuivie mena vite les Skhour, sous la pression des Anezeh,

«à leurs soi-disant villages, les khirbehs, où logeaient, dans les grottes, leurs ouvriers agricoles, surtout des Egyptiens. Les Anezeh saccagèrent Loubben, le «village» de Roumeiheh ...»

L'heure de là décision approchait. Les Skhour alignaient quelque 500 cavaliers et quelques centaines de piétons, mais les Anezeh, 1500 cavaliers dont un tiers sur chameaux rapides, et quelque 2000 piétons bien armés. Au coeur de cette force impressionnante était la « Otfa »38

   «comme l'arche d'alliance des Hébreux », une chamelle portant sur une riche selle une jeune fille de la famille du

Cheikh. Elle excitait de ses chants et de ses cris une troupe de quelque 150 guerriers, montés aussi, qui l'entouraient de tous côtés, flanqués de deux compagnies de fusiliers, et tout autour évoluaient, dans le plus complet désordre, des masses de bédouins, montés aussi. Chacun d'eux cherche à tuer un adversaire et à s'emparer de sa monture. Le bédouin cherche avant tout le butin, et des valeureux ont réussi à ra­mener ainsi plusieurs chevaux ou chameaux 39 ».

Dans cette bataille du 22 mai les Anezeh usèrent de tactique; les piétons fusiliers laissèrent approcher la cavalerie en désordre des Skhour, lancée au galop, mais l'accueillirent par trois décharges géné­rales qui démontèrent beaucoup de cavaliers. Finalement débordés par le nombre, les Skhour s'enfuirent laissant plus de 50 tués sur le terrain. Ils furent en fait sauvés par la rapacité des Anezeh à ramasser le butin.

Les Madabéens apprirent et comprirent la défaite des Skhour en voyant arriver chez eux, le 30 mai, de leurs guerriers, des blessés, et leurs femmes. Ils venaient chercher refuge chez ces Chrétiens qu'­ils avaient tant menacés l'année précédente!

Les notables de Madaba, fort inquiets, se concertèrent avec les cheikhs des tribus voisines, fort peu rassurés eux aussi de cette invasion des Anezeh. On annonçait comme imminente l'attaque de la ville. On savait bien que ces Bédouins du nord, avides avant tour de butin, ne distingueraient pas entre Skhour et Madabéens et il n'y avait pas le temps d'obtenir un secours de soldats.

Le lendemain on voyait en effet les Anezeh campés à une heure de la ville. Au vu de tous, quelques-uns de leurs cavaliers tombèrent sur des hommes de Madaba menant des bêtes, emportaient celles-ci et dépouillaient les gardiens de leurs habits!

Cependant quelque 200 cavaliers et 1500 fusiliers de Madaba et des tribus voisines, aussi menacées et donc intéressées que Madaba, prenaient position en ville, y augmentant le désordre et l'anxiété. Les chefs Skhour, qui avaient d'abord pris le large chez les Hamaideh à l'ouest, reparurent à Madaba et se prêsentêrent aussi, bien humbles cette fois, chez le curé, reconnaissant, sous l'évidence, n'avoir pas de meilleurs amis que les Chrétiens qui les accueillaient en cette dé­tresse. Ils protestaient cette fois de toute leur amitié! D. Manfredi, magnanime, leur offrait le café de la réconcdiation. Mais toujours peu rassurés sur leur sort avec les Anezeh, ils disparaissaient encore vers l'ouest.

A Madaba cependant, curé et notables, angoissés, avaient en­voyé un messager à Sattam, le cheikh suprême des Anezeh. On at­tendait avec anxiété sa réponse. Elle vint, le soir, consolante pour tous. Lui aussi assurait Madaba de son amitié! On sut par la suite qu'il avait dû résister à bien des siens qui réclamaient le sac de Ma­daba pour s'emparer des dépôts des Skhour et des richesses des Chré­tiens. Mais le Cheikh Sattam avair tenu bon. Il fit même restituer les bêtes volées et punit les auteurs de cette rapine, à la façon bé­douine, en brisant les jambes à 15 de leurs chameaux et à quelques chevaux.40

Providentiellement donc Madaba avait ete sauvée du pire dé­sastre, attiré par la folie des Skhour, qui en avaient reçu une terrible leçon. Les Turcs, excédés de leurs exigences et méfaits, avaient à la fin permis et favorisé l'action des Anezeh. Le cheikh de ceux-ci, intel­ligent et humain, sut aussi empêcher les siens de toucher aux Chré­tiens de Madaba à qui les Turcs avaient en 1880 accordé ce khirbeh et ses terrains. Mais on peut comprendre le soulagement de D. Man­fredi et ses actions de grâces pour l'issue heureuse de cette si tragique épreuve de 1893, troisième menace bédouine en sa troisième année de séjour à Madaba.

Les constructions de D. Manfredi

Aussitôt arrivé à Madaba en janvier 1891, il était résolu à continuer le projet de D. Biever: construire deux grandes chambres voûtées faisant pendant à l'ouest à celles bâties à l'est par Abouna Daoud, et réunir les deux corps par quelques structures médianes. La guerre des Balqawieh en 1891 puis celle des Skhour en juin 1892 arrêtèrent l'exécution du projet. Mais D. Manfredi ne l'abandonnait nullement, voulant à tout prix doter sa paroisse d'une chapelle con­venable, avant l'église définitive.

Pendant le siège de juin 1892, au plus fort de la menace, il avait reçu la visite du Qaimaqam, certes irrémédiablement lié avec ses amis Skhour, mais cependant impressionné par la résolution du mis­sionnatre et les répercussions extérieures de ce siège.

« Il vint les 27 et 28 juin pendant lesquels il logea dans notre maison. Il se montra alors envers moi d'une courtoisie inusitée, se disant prêt à m'aider pour nos constructions »,

Mais évidemment l'homme était tout intéressé:

« Il me fit prier par un de ses familiers de télégraphier

au Wali que tout était désormais en paix! Le traquenard était vraiment trop manifeste. Je lui fis répondre que je n'avais de relations directes qu'avec mon supérieur. le Patriarche, auquel j'écrirais, quand je verrais de mes yeux paix et sécurité. Je n'en voyais encore rien, que des gens venant se plaindre de vols de bêtes. Le Qaimaqam envoyait aussitôt des soldats les récupérer, mais sans punir les voleurs. Il n'a laissé ici que 10 soldats41».

Craignant toujours d'être desservi pour sa carrière par les rapports du Patriarche et des consuls, le Qaimaqam multipliait ses avan­ces au missionnaire en juillet, après la cessation du siège.

« Il s'est fait fort de m'aider pour la construction et m'a prié de demander au Patriarche d’envoyer les maçons pour commencer les travaux. Il a montré une lettre du Motessarref promettant que dans peu de jours viendrait un ordre favorable du Wali. En compensation, il sollicite un cadeau, dont j'écris

  à Mgr Appodia… On parle de son transfert et qu'il s'efforce de rester en selle          Il me suffit qu'il reste à son poste 15 jours pour me donner le temps de faire démarrer les travaux42 ».

Dans sa lettre à Mgr Appodia, D. Manfredi s'explique sur le

cadeau réclamé:

« Le Gouverneur m'assure que, du moment qu'il y avait déjà un permis (celui des 10 napoléons de D. Biever ) et qu'­il s'agissait seulement de chambres d'habitation, le permis du Wali viendra dans les 15 jours.

Mais le Turc ne fait rien gratis. Il a exprimé le désir d'un service en argent, pour verres aussi en argent, le tout d'une valeur de 20 napoléons.

Je n'ai jamais vu de tels verres. On pourrait avoir une douzaine de tasses à filigrane, comme celles du Patriarcat pour les solennités. Ma bourse en répond jusqu'à 10 napoléons, mais au-delà, le Patriarcat. Le tout bien empaqueté et remis à moi. Je ne donnerai ce bakchich que contre le papier du permis, avec toutes les conditions que j'y veux. En soi, vu les difficultés d'aujourd'hui du Vilayet de Damas pour les cons­tructions, 20 napoléons, ce n'est pas trop... Ainsi je pourrai commencer les travaux dans 15 jours, même si je n'ai pas tout largent43».

Mais vers la fin d'août, D. Manfredi devait annoncer sa totale déception: Damas se dérobait:

« Tous mes espoirs se sont évanouis d'un coup. Alors que nous avions déjà mis main au travail et que, contre les promesses du Qaimaqam et du Motessarref. nous attendions les ouvriers de Jérusalem, est arrivé un ordre contraire. On réclame un permis de Constantinople ! Il faut un plan de la maison, indiquant la partie construite et la partie à construire. Le Qaimaqam y joindra sa recommandation pour le Moressar­ref Damas et Stamboul.

Il faudrait insister à Damas qu’on avait déjà le permis pour ces chambres d’habitation44 ».

Ces démarches, faites dans l'été de 1892, aboutirent cependant au début de 1893. Le curé de Salt, D, Louis Piccardo annonçait à D. Manfredi cette bonne nouvelle de l'arrivée du permis. Mais le terrible gouverneur de Salt exigeait du curé un papier signé de lui, par lequel il s'engageait formellement

«à ne pas construire autre chose que ce qui était porté sur le document et à ce que ces chambres ne seraient pas utilisées pour école ou pour église ».

La condition draconienne: «pas d'utilisation en église », posait un terrible cas de conscience à D. Manfredi, qui voulait avant tout les deux grandes chambres voûtées comme chapelle. Tout bien discuté avec ses confrères, Abouna Skandar et D. Louis, il se résigna à signer:

« puis la Providence nous ouvrira une voie; et cela mè­nera peut-être à la construction d'une église en demandant le firman à Constantinople 45»

Cependant, malgré les encouragements de ses confrères et même du Qaimaqam, le curé n'était pas tranquille. Ce papier qu'il avait signé pourrait servir à tous ses adversaires pour le tourmenter sans fin, Il s'en ouvrit à Mgr Appodia. Sachant que le Wali était assez condescendant aux réclamations des sujets ottomans, il lui soumettait un texte pour une pétition des gens de Madaba à envoyer au Wali quand les constructions seraient terminées. Ils lui demanderaient alors la permission de prier «dans la maison du curé », jusqu'à ce que leurs ressources leur permettent de solliciter un firman pour bâtir une véritable église, Il était encouragé par le fait que la permission de construire les chambres était arrivée assez vite de Stanboul et avait été adressée au «Représentant du Patriarche latin résidant à Ma­daba ». D. Manfredi disait à Mgr Appodia regretter de n'avoir pas les 30.000 francs pour l'église, afin de demander le firman et profiter des

bonnes dispositions du Qaimaqam qui, sondé par lui, estimait que cela ne ferait pas difficulté.46  En attendant, il réclamait désormais D. Barberis, le procureur-architecte, pour commencer les travaux après Pâques.

Mais le Patriarche Piavi, qui passait pour fort énergique mais allait s'avérer bien timide, fut fort contrarié par la promesse astrei­gnante signée par le curé. Malgré cependant l'excuse des communica­tions il n'apprécia guère d'avoir été mis, par les trois missionnaires de Salt, Madaba et Kérak, devant un fait accompli et il l'écrivit ca­tégoriquement à D. Manfredi !46

Les travaux dirigés par D. Barberis, avec sa bonne équipe d'ouvriers qualifiés, marchèrent vite. En 26 jours, le curé disait que les murs en étaient déjà à la naissance des voûtes pour les deux gran­des salles et un peu au-dessous dans les chambres médianes.47

Tout était terminé vers la fin de 1883. Le curé avait joint l'aile-est de D. Biever et la nouvelle à l'ouest pour la chapelle, par deux chambres avec une entrée centrale, plus accessible au sud que celle de D. Biever à l'est. Ces chambres sud, avaient aussi leur sous­sol de D. Biever, indispensable pour bien implanter les murs sur le roc.

Vers l'ouverture de la chapelle

Au début de 1894, D. Manfredi était bien dans l'embarras. Tous à Madaba - y compris, heureusement pour lui les orthodoxes - étaient persuadés qu'il avait la permission d'ouvrir sa chapelle. Lui,

évoquait, comme raison de son retard à le faire, non certes la fâ­cheuse condition qu'il avait signée, mais que cette nouvelle construc­tion n'était pas encore sèche! Le Qaimaqam, lui bien au courant, vint la visiter et ne la trouva pas en usage.48 Le Pacha de Kérak. qui passa deux jours à la mission, apprécia bien la nouvelle construc­tion, mais redit que seul le Wali pouvait donner la permission d'y prier. Le curé lui parla d'une pétition des fidèles à Damas: le Pacha insista que la démarche devait venir du Patriarche mais que lui-même était prêt à la recommander.49

D. Manfredi craignait toujours l'irrésolution de Mgr Piavi. Il priait donc Mgr Appodia d'obtenir cette démarche du Patriarche. Mais de son côté, il envoyait aussi à Damas une pétition de ses « sujets ottomans» et la recommandation du Pacha de Kêrak. Il a­vait pensé d'abord à aller lui-même à Damas, mais ensuite il estima que D, Anton Rezeq, indigène, curé de Naplouse, habitué à traiter avec les hauts fonctionnaires et bien vu d'eux, était le plus apte à emporter le morceau. Il demandait en même temps le permis pour l'école et celui de sonner ses cloches. Il insistait enfin, en août, en apprenant que le Pacha de Kérak, qui lui était tout favorable, était sur le point d'être transférê.50

A Damas, tous ces efforts conjoints réussirent. « La voie de la Providence», escomptée par la foi du missionnaire, s’était ouverte. Le permis de prier arriva du Wali au début de septembre 1894 à Salt, d'où le curé en informa aussitôt le Patriarche et Mgr Appodia. C'est avec soulagement et jubilation qu'il annonçait, le lendemain cette inauguration de la chapelle le 8 septembre à Madaba:

« Hier nous avons ouvert solennellement la chapelle. Pour l'occasion. j'ai fait attendre D. Antoun Abderabbo ( qui rejoignait comme vicaire Kérak ) et avec D. Louis ( Salem. son propre vicaire), nous avons pu chanter la messe à trois, pour Madaba, un vrai pontifical.

Impossible de décrire l'enthousiasme de la population.

Si j'avais eu un aide pour les confessions, il y aurait eu com­munion générale. Entre hier et aujourd'hui, une 60ne se sont approchés des sacrements; j'ai dû laisser les enfants, garçons et filles, pour faire passer les adultes. Dieu soit loué qui a béni cette Mission de façon toute spéciale: je le vois des yeux et le touche des mains, pour ainsi dire.

J'ai aussi pleine confiance pour l'école, malgré tous les

efforts du diable pour l'empêcher, prévoyant quel bien ce sera pour la Mission ... J'ai la chance d'avoir le Motessarref bien lié avec moi. La semaine passée, venant de Kêrak, il a dîné et dormi chez nous, partant très satisfait. Comme nous avons demandé et obtenu de prier dans cette chapelle en attendant une église en règle (rasmieh ), il m'a dit de lui en présenter le dessin et qu'il me fera avoir le firman. Une fois obtenu, ce firman nous restera jusqu'à ce que la Providence nous pro­cure les ressources... Si D. Barberis me faisait un plan de l'église, je profiterais des bonnes dispositions du Pacha51».

Arrivée des Soeurs du Rosaire, 1896

Les missionnaires de Kérak avaient trouvé en 1876 les femmes de leurs chrétiens à peu près dans le même état bien dégradé que celles du milieu bédouin ambiant. Les hommes ne s'occupaient que de razzias et, au plus, de faire travailler pour eux des fellahs (ou­vriers agricoles). Les femmes assumaient tout le travail domestique, moins bien traitées en famille que le cheval de la maison,52 avec en­core moins d'ouverture et de souci religieux que les hommes.

Les missionnaires avaient aussitôt réagi pour améliorer la con­dition familiale et religieuse de leurs paroissiennes. Pour aider ses prêtres, le Patriarche Bracco aidé, par son secrétaire D. Joseph Tan­nous, créa la congrégation indigène des Soeurs du Rosaire. Ce fut avec le secours décisif d'une âme prédestinée, objet de grâces surna­turelles, Soeur Marie Alphonsine Danil, de Jérusalem.53 Cette fonda­tion, commencée en 1880, se concrétisa avec la profession des pre­miéres 8 religieuses, le 7 mars 1884. Depuis lors, les Soeurs du Rosaire essaimèrent progressivement dans les missions du Patriarcat latin. Elles allaient y assurer, à l'école des filles et dans la pastorale fémini­ne, une activité apostolique inappréciable.

D. Manfredi qui les avaient vues à l'oeuvre 16 mois à Salt, où elles étaient arrivées en 1887, en voulait à tout prix à Madaba, et pour cause. Les premières enseignantes laïques de l'école des filles avaient été trop décevantes: la première pour sa totale incapacité, la seconde pour ses embarras de famille.

Se sachant très surveillé dans ses constructions par le Moudir turc et son informateur, le curé orthodoxe, D. Manfredi, après les guerres de 1891, 1892 et 1893, espéra que les Soeurs attendues uti­liseraient d'abord, provisoirement, chambre, classe et ancienne chapelle

d'Abouna Boules. Le curé d'ailleurs en avait fait restaurer quelque peu les locaux par un contrermaitre de Jérusalem, Antoun Longo­dorni,54 Lui-même disposait désormais du presbytère bâti par D. Bie­ver et de sa chapelle, dans sa nouvelle habitation de 1894.

Toujours plein de foi en la Providence et très résolu aussi à bien installer les Sœurs, il acheta en grand secret, même pour le Pa­triarcat, un «très beau terrain ». écrit-il ensuite, contigu à l'ange nord­ouest de l'esplanade de la mission.55 Il le payait 70 napoléons à deux frères libanais, Habash, mais passait seulement pour le louer. Ce ne fut pas sans déboires aussitôt. Le Moudir turc, méfiant, fit a­vertir d'arrêter l’érection d'une murette en pierres sèches pour fermer la courette de la future école.56 Par l'intermédiaire du moukhrar Shuweihat, il réclamait 10 napoléons !

Les deux religieuses viennent à Madaba le 5 mai 1896. Le missionnaire avait bien insisté au Patriarcat pour qu'elles arrivent pour leur installation avec tout leur nécessaire, introuvable à Madaba.57 La responsable fut la Soeur MartaTotah ( 1863-1936), originaire de Ramallah. arrivant à 33 ans. La seconde fut Soeur AnisehMatta ( 1872-1953), libanaise de Raraya. ( Batroun ): arrivée à 24 ans, elle resta à Madaba jusqu'en 1907 et assista aux derniers moments du missionnaire.

Les religieuses arrivées et installées dabord aux pauvres locaux «retapés» d'Abouna Boules, en attendant «de louer un local con

venable » et surtout de bâtir leur maison sur le terrain acheté, dit « loué ». D. Manfredi quitta Madaba pour un voyage dans sa patrie de Mondovi, emmenant avec lui deux de ses écoliers. Mais quelques jours après, son jeune vicaire, D. LouisSalem ( 1867-1943), arrivé à Madaba après son ordination en 1894, lui écrivait que, le lendemain même du départ, le Moudir avait fait renverser la murette nord du terrain et, par l'intermédiaire du moukhtar Shuweihat, réclamait 10 napoléons. Aux Soeurs, ce Moudir conseillait de prendre plutôt, pour logement. des locaux chez le moukhtar, « plus éloignés du bruit ». On saisi( comme les deux compères. également intéressés, mettaient aussi­tôt à profit le départ du curé pour pousser leurs intrigues cupides.38

A son retour d’Italie, le curé coupa la poire en deux, logeant les Soeurs chez Shuweihat, tour proche des locaux d’Abouna Boulos; mais il poussa aussi la construction de la maison des Soeurs sur son terrain, pour l'école en bas et le logement des Soeurs à l'étage. Il n’eut pas cependant la consolation de pouvoir les installer dans la nouvelle « modeste maisonnette», qui sert encore - - dit son succes­seur en 1934 - d'habitation aux Soeurs, mais qui ne put être habi­tée qu'après la mort du zélé missionnaire.59

Voyage à Mondovi en 1896

Arrivé au Patriarcat en octobre 1887 il 25 ans, et curé de Ma­daba en janvier 1891 à 28 ans, D. Manfredi y vécut, pour son avè­nement, trois ans de guerres des nomades environnants contre Mada­ba. Les compte-rendus qu'il en envoya chez lui, publiés, dans la Gaz­zetta di Mondovi,60  firent sensation dans sa ville natale. Ils aidèrent bien d'ailleurs ses appels en faveur de sa mission si éprouvée.

Une fois son «habitation» admise par les Turcs, comme lieu de prière provisoire en 1894, et une fois les Soeurs du Rosaire ins­tallées, vaille que vaille, dans sa mission en 1896, il se résolut à un voyage à Mondovi. Il avait à y encourager et organiser le mouve­ment de généreuse sympathie qui s'y était créé pour l'aider, en par­ticulier pour les deux grandes chambres voûtées dont il se proposait de faire sa chapelle provisoire. Il y partit donc à la mi-mai 1896. Un Mgr Pozzi, qui avait pu lui collecter jusqu'à 10.000 lires pour cet objectif, rassembla pour lui, dans l'église de S. Etienne de Mon­dovi, un bel auditoire, pour sa conférence du 13 septembre de cette année, dont il assumerait aussi les frais d'impression en 1898.61

Deux ans plus tard, en 1898, D. Manfredi revint en Italie pour participer à Turin à une exposition d'art sacré des Missions. Il

y eut aussi un stand de Terre Sainte où figura Madaba.62  Le mission­aire y exposa une grande représentation de la carte de Palestine en mosaïques, déjà fort célèbre. Mais il y joignit aussi des articles bé­douins de Madaba, évidemment assez distants de l'art sacré, mais de grand intérêt. Le missionnaire y parut aussi avec deux de ses écoliers qu'il avait emmenés lui de Madaba.63  Leur acoutrement bédouin assez sophistiqué, avec leur curieux turban, fit naturellement sensation . Mais ils frappèrent aussi par la toute filiale confiance qu'ils manifes­taient à leur père spirituel. II exposa aussi le plan, par D. Barberis, de sa future église.

D. Manfredl repassa naturellement par Mondovi dont il était désormais une célébrité. Il eut à y donner une seconde conférence à l'église S. Philippe. devant un auditoire comprenant cette fois toutes les autorités et personnalités de la ville. Il y fit l'histoire si drama­tique de ses premières années à Madaba, y brossa un tableau réaliste de l'environnement nomade si peu rassurant, dont sortaient aussi ses propres bédouins. Il pouvait désormais dire ses espoirs apostoliques bien fondés en eux: moins d'un siècle après, cette paroisse a déjà donné 9 prêtres, un évêque et un nombre impressionnant de religieu­se. Il signala aussi l'occupation turque, depuis 1893, de ce sud de la

Transjordanie Mais il fut naturellement tout discret sur ses délicates relations avec les fonctionnaires turcs. Il ne pouvait parler de leur hostilité contre les Chrétiens. neutralisée seulement, dans une certaine  mesure, par leur  extrême vénalité.

L'évêque de Mondovi Mgr Ressia, prenant la parole après lui, exprima très chaleureusement son estime pour ce missionnaire qui  fai­sait grand honneur à Mondovi. Par son appel vibrant et Sa générosité personnelle il montra, pour Madaba et l'objectif principal qu'en était la future église, un intérêt aussi vif que son prédécesseur.64

Compatriotes, amis et confrères furent conquis par la riche per­sonnalité humaine, culturelle et apostolique de leur missionnaire. Ils étaient fiers aussi de sa réputation bien établie. Ils s’intéressèrent donc à son objectif, l'église, la structure définitive. aux yeux de tous, dans le Balqa. Sa confiance surnaturelle totale en l'obtention de l’in­dispensable firman impressionna son auditoire, comme aussi sa con­fiance déclarée en ses fidèles. certes encore assez sauvages, mais désor­mais de pratique et de comportement de plus en plus consolants. De fait le comité  de Mondovi, patronné par l'évêque lui-même, serait son grand soutien financicr. Au fond c’était, avant le nom et la for­mule moderne désormais courante, un vrai jumlage créé entre Mondovi et Madaba.

Le missionnaire rentra donc plein d'une nouvelle assurance, avec ses petits bédouins éblouis de leur voyage. Personne ne pouvait soupçonner alors que ce jeune missionnaire avait ainsi fait en 1898 son dernier voyage en Sa patrie, avant sa mort prématurée à 39 ans, à l'Epiphanie de 1904.

Vers l'église de Madaba

En 1894, le transfert du Pacha favorable de Kérak, disposé à s’occuper du firman de l'église, mit en place un successeur beaucoup moins bien disposé. Il arrivait dans ce nouveau poste dans une situa­tion politique mal assurée: il y venait avec des préventions anti-catholiqucs, tout de suite attisées par le supérieur orthodoxe, chez qui il avait pris logement. D. Manfredi, tout comme Abouna Skandar, sentirent aussitôt la détérioration de l'atmosphère chez ce Motessarref (Préfet ).

Cependant D. Manfredi, qui avait en 1896 ravivé l'enthousias­me de ses compatriotes, ne laissait pas non plus dormir le problème de son église à Jérusalem. Mais il s'y butait à l'irrésolution du Patriar­che Piavi, allaibli par l'âge et ses infirmités.65

Une chance inattendue parut cependant se présenter en 1898. Les souverains allmands, Guillaume Il et son épouse Victoria, alors en excellents rapports avec le Sultan Abde1-Hamid, vinrent à Jérusa­lem en novembre de cette année. A ce moment, le curé de Hoson, le hollandais Adrien Smets (1897-1940), en butte à l'hostilité acharrnée de son confrère orthodoxe et à ses intrigues auprès des Turcs, apprit que l'Empereur Guillaume arrivait, avec dans sa suite un pré­lat catholique, Mgr Smits, presque son homonyme. Tantant sa chance, D. Smets écrivit à ce prélat allemand, le priant d'intéresser l'Empe­reur, lors de son passage prévu à Constantinople, pour l'obtention du firman pour son église de Hoson.66

Quand les Souverains allemands arrivèrent à Jérusalem, on sait comment Guillaume II, grâce à sa faveur auprès du Sultan, put don­ner à ses sujets luthériens les ruines du site de Sainte-Marie-Latine près du Saint-Sépulcre, où de fait se construisit bientôt le temple luthérien du Rédempteur. Mais l'Empereur donna aussi aux Catholi­ques les ruines de la Sainte-Sion antique, où se bâtirait ensuite la ba­silique de la Dormition, inaugurée en 1910.

Mais en même temps, au cours de cette visite impériale, le Wali de Damas, Nassem Pacha, vint trouver le patriarche Piavi et

lui demanda pour laquelle de ses églises il sollicitait le firman du Sultan.67 Le Patriarche Piavi n'avait pas été mis au courant des dé­marches de D. Smets pour Hoson, mais se voyait par contre pour­suivi par D. Manfredi et son Auxilaire, Mgr Appodia, pour Madaba. Il fit donc mention de cette église.

La suite des démarches resta bien confuse. Les deux mission­naires se trouvèrent également déçus. D. Smets reprit vigoureusement l'affaire de son côté et réussit à avoir son firman en 1901.68 D. Man­fredi, ne voyant rien venir, en fit autant, à l'aide d'une personnalité qui lui était toute dévouée à Constantinople, le Délégué Apostolique Mgr Bonetti. Par un télégramme du 19 mars 1903, celui-ci lui an­nonçait que le Sultan venait d'accorder le firman tant désiré.67

Le curé de Madaba, qui avait tout prêts les plans de D. Bar­beris pour la future église et qui disposait des fonds de son comité de Mondovi, se mit aussitôt à l'oeuvre pour les fondations, à l'em­placement prévu, immédiatement au nord de l'ensemble bâti de la mission. Il ne soupçonnait pas que l'heureuse nouvelle lui était venue à peine quelques mois avant sa mort. En novembre 1903, deux ingé­nieurs, l'un belge et l'autre italien, au travail à côté de Madaba pour la construction de la voie ferrée de Damas à Médine, vinrent à Ma­daba visiter le curé et son chantier. Ils apprécièrent et approuvèrent la qualité du travail en cours pour les fondarions.70 A la mort du curé à l'Epiphanie de 1904 un mois et demi plus tard, les murs et les piliers de l'église se dressaient de plus d'un mètre de haut au­-dessus du terrain.

Le comité de Mondovi, plus stimulé que découragé par la mort du missionnaire. continua ses collectes. Mais sous les deux successeurs de D. Manfredi, les progrès se poursuivirent lentement. L'église ne serait inaugurée que le 21 décembre 1913.

Pionnier de l'archéologie à Madaba

Dans les quatre jours qu'il passa en mars 1872 à Madaba, le chanoine anglais Tristram avait seulement soupçonné la richesse arché­ologique du site, encore recouvert d'une poussière millénaire. Les trois premiers missionnaires latins, de 1880 à 1891, furent trop accapa­rés par leurs ouailles difficiles et les incidents avec l'environnement hostile des Bédouins, pour avoir le temps de faire de l'archéologie. Quant aux gens, c'est à peine s'ils purent prendre conscience du sous­sol antique, en gratant leurs terrains pour y bâtir, à l'exemple de D. Biever à partir de 1887, des demeures encore bien frustes.

Le pionnier de l'archéologie à Madaba fut vraiment D. Man­fredi, après les guerres des Balqawieh (1891), des Skhour (1892) et des Anezeh-Skhour (1893). Esprit cultivé, curieux de son environ­nement immédiat, D. Manlredi fut plus libre à partir de 1895 pour étudier Madaba et y suivre les découvertes qui s'y succédaient et le passionnaient. En 1896 il hébergea chez lui quelques jours les Pères Lagrange et Vincent de l'Ecole Biblique de Saint-Etienne, qui ve­naient faire le premier relevé sérieux de la carte mosaïque de Palestine, insérée dans la nouvelle église orthodoxe. Ainsi, bien initié par eux, il entra aussi en relations avec les responsables du Bullettino d'Archeo­logia Cristiana, fondé en Italie par de Rossi et continué par Maruc­chi. Il en devint un correspondant fort estimé, comme il le fut aussi désormais de l'Ecole Biblique de Jérusalem.

Devenu par son courage, son zèle et sa culture la premlere personnalité de Madaba. il suivait attentivement les trouvailles con­tinuelles dans la ville. Il les intégra dans le plan" très remarquable de la cité antique qu'il fut le premier à établir, avec les 10 premières églises anciennes, découvertes jusqu'en 1898. Dans le Bullettino il pu­blia la première carte72 valable, bien précise, de tout le pays, du wadi Hésa au sud jusqu'à Hesbon au nord. Il l’avait soigneusement dres­sée, avec l'aide technique de D. Barberis, passé chez lui en 1893 pour la construction de sa chapelle. Ce ful la toute première carte sérieuse des versants du Mogeb-Arnon, de la Mer Morte à l'ouest, jusqu'à la route du Hadj, le pèlerinage Damas-La Mecque, à l'est.

Mais sa contribution majeure fut son important article des N. 3-4 du Bullettino de 1899: Piano genera!e delle Antichità di Madaba. Il y faisait l'inventaire fort riche, des découvertes, depuis celle de la sensationnelle carte en mosaiques de Palestine. Son plan de la ville antique(p. 171 ) était tout à fait remarquable, situant bien tous les éléments d'un texte très riche. II y signalait, à l'angle nord-est de son domaine de la mission, la forteresse de l'acropole, dont restaient, les puissantes fondations.73 Il y dessinait le rempart «dont les traces sont encore bien visibles », double au sud; les deux tours, à l'est et à l'ouest, dont les bases étaient alors visibles; les portes de la ville, surtout celle de l'est, monumentale, dont il signale en 1899 que les éléments en «ont été complètement détruits par les orthodoxes et employés par eux dans la construction de leur nouvelle église» de la carte en mosaiques.74 II donnait une description de cette carte, pres­sentie dès 1884, mais redécouverte en fait en 1896, quand on fit le dallage de l'église: on s'aperçut alors des ravages irréparables commis

par le maçon-architecte pour l'implantation des piliers et des murs,

D. Manfredi mentionne ensuite dans son article les 10 églises déjà reconnues de son temps: celle de la Vierge (sa 2e), sur le flanc nord du Cardo: la 3e, sur le flanc sud, avec l'Elianée en crypte et au­dessus Saint-Elie. dont il put copier l'inscription en 1897 et la sau­ver ainsi avec sa date (596) et le nom de l'évêque Léonce, en les communiquant aussitôt au Bulletin de 1897.75 Il signalait encore son église 4. à l'est de S. Elie (159) ; l'abside de l'église 5, en ajourant que les orthodoxes l'avaient aussi saccagée en 1896 pour bâtir leur é­glise de la carte (160). Plus au sud, il plaçait son église 6 (dite au­jourd'hui des Salayta, la tribu environnante), donc il donnait aussi le plan (162). D'une 7e église plus au sud, il dit que les traces en a­vaient déjà disparu avant son arrivée en 1891: mais on lui en montra la place de l‘abside et il put en sauver chez lui un élément ; c'était, du cancel en marbre, « une croix grecque prise dans une gracieuse couronne, le tout en relief, d'un travail très soigné». Il en orna l'autel en bois de sa chapelle en 1894 et son successeur, D. Saba. l'a mise en valeur dans les fonts baptismaux de l'église paroissiale.

Ce fut aussi le mérite de D. Manfredi de reconnaître, dans les restes d'une 8e église au sud de l'acropole, la catédrale byzantine, jugement confirmé dans la suite, après des fouilles, par le P. Picciril­lo. Il en vit l'abside, détruite dans la suite, et le P. Savignac (R. B. 1911 437-440) put en photographier l'inscription, découverte en 1911 par un successeur de D. Manfredi.76 Il reconnut sa 9e église dans le cimetière latin, comme celle d'un monastère byzantin. Il en mention­nait une 10e probable sur les restes de laquelle s'élèverait de son temps la mosquée.

A son compte doit aussi être portée une l l ème église qu'il n'osait encore affirmer en 1902. Il en envoya aussitôt l'inscription au P. Vincent de S. Etienne. qui publia sa lettre avec le texte de l'ins­cription dans la Revue Biblique: « Sous le très digne et très saint évêque Sergios a été achevé le saint lieu des Apôtres... en l'année 473 ( 579 )». La plate-forme de l'autel et cette inscription disparu­rent dans la suite. Mais des fouilles, menées en 1967, révélèrent une église très riche en mosaïques. Le P. Manfredi avait ainsi identifié, sans encore pouvoir l'assurer, cette église des Apôtres.77 Ce site, ra­cheté et couvert, est aujourd'hui un abri pour d'autres restes, y com­pris une inscription de la cathédrale.

Dans son rapport du Bullettino de 1899, le missionnaire men­tionne encore plusieurs mosaïques remarquables, déjà disparues à cette

date. Dans son propre domaine de la mission, celles trouvées par D. Sarena ne reparurent plus. Mais à l'angle nord-est il signalait les puis­santes assises de ce qu'il estimait avoir été la forteresse de l'acropole; et dans l'angle nord-ouest, dans le terrain qu'il acheta pour l'école des Sœurs, il trouva des bains romains « d'architecture soignée, avec les canalisations, les foyers et les vasques78 ».

Sous les constructions du presbytère, il trouva une grande citerne, construite jusqu'à 7m. puis creusée ensuite encore dans le roc jus­qu'à 9m de profondeur sur 12 de large. A l'ouest de la ville il rappelle les nombreuses grottes, ancienne nécropole antique et ro­maine, exploitées ensuite en carrière, et qui furent les premières ha­bitations des immigrants en 1880. Il mentionne aussi au nord de la ville, hors du rempart, proche de l'église de la carte l'immense citer­ne, dite de Justinien, pour une inscription de cet empereur: citerne de 20m de long et autant de profondeur, creusée dans le roc. 79

En 1903, dans un article de la Revue Biblique, D. Manfredi prouvait bien sa connaissance, à la fois des environs ouest aux sources du Zerka Maïn et aussi des données de cette région dans la carte mo­saïque. Il établissait donc la distinction entre le « Baarou » de la car­te, qu'il identifiait avec les sources des Hammamat du Zerka, et les sources thermales de Kallirhoé. « Thermakalliroèc », qui se jettent aussi dans la Mer Morte, mais plus au sud. Leclercq lui en fait mérite, tout en signalant que Schürer avait indépendamment dit aussi cela.80 On peut regretter que D. Manfredi, archéologue-né, ait été accaparé par ailleurs avec sa paroisse. Il ne put suivre que marginalement les découvertes continuelles en cours à Madaba, alors que les immigrants, bien profanes, ne proclamaient guère leurs trouvailles et les dévasraient facilement. Son article capital de 1899, avec son plan excellent, est tout à son éloge, comme aussi les inscriptions qu'il releva avant leur dispararion ultérieure, comme encore ses intuitions remarquables bien confirmées dans la suite. La conclusion de son article était vrai­ment étonnante:

«Voilà en résumé ce que l'archéologie peut donner d'intéressant à Madaba. Malheureusement beaucoup d’antiqui­tés mentionnées ont déjà disparu, d’autres disparaissent petit à petit, et qui sait combien d’autres, non moins précieuses, s'ensevelissent continuellement sous les superficielles constructions modernes.

Augurons que plus tard, avec le progrès de la culture, en creusant plus profondément pour de solides constructions,

   Madaba rende encore à l'archéologie de nouvelles merveilles d'archéologie chrétienne »81>

Cette intuition et ce souhait de D. Manfredi n’ont cessé de se réaliser à Madaha moderne. Mais, moins par de nouvelles construc­tions, toujours dommageables, que par des fouilles systématiques. De même aussi son intuition et constatation que des mosaïques pou­vaient se trouver superposées. C'est ainsi que le P. Piccirillo, avec son équipe, découvrait en 1976 au Nébo une admirable mosaïque in­tacte, avec ses inscription datées, à un mètre au-dessous d'une autre de moins d'intérêt. De même en 1982, il mettait à jour, devant l'égli­se de la Vierge, une autre merveilleuse mosaïque, intacte, avec entre autres la personnification de Madaba en Tyché couronnée avec son nom, et portant un long sceptre surmonté d'une croix. C'était vrai­ment les ( merveilles » soupçonnées et annoncées en 1899 par ce pionnier de l'archéologie de Madaba que fut D. Manfredi, signalées plus haut au chap. VI, des églises anciennes.

Le missionnaire à l'oeuvre

Arrivé en Terre Sainte avec une ferme résolution apostolique, D. Manfredi, devenu à Madaba Abouna Yousef, fut intégralement et avant tout un homme de Dieu. Mais il fut aussi un homme intelli­gent et courageux qui mit toutes ses ressources de résolution au ser­vice de ses bédouins, encore si peu christianisés. Il les défendit très énergiquement et sans se ménager, dès sa première année 1891 où les Balqawieh venaient au sac de Madaba. Il s'étonnait lui-même, après coup, de son audace à s'avancer seul vers ces Bédouins arrivant à la curée, « pour affronter cette entière tribu en armes, éviter un massacre et la ruine de Madaba ». Et il réussit, grâce à Dieu, à ob­tenir la paix.

En 1892 il fut l'âme d'une résistance à la fois prudente et résolue, pendant les 35 jours de siège de Madaba par les Skhour. Il s'exposa encore personnellement, forçant le blocus, déguisé en bé­douin, pour aller chercher du secours à Salt. En 1893, il accueillit magnanimement à Madaha les Skhour, les ennemis de l'année précé­dente, alors écrasés par les Anezeh. Il secourut leurs blessés, accepta leurs excuses intéressées; il inspira aussi la démarche de salut de tous au­près du Cheikh Anezeh. Dans ces trois circonstances dramatiques, il s'était révévé. Toujours soutenu par sa foi profonde, homme de courage et d'intelligence.

À Madaba même, avec ses Bédouins, à peine apprivoisés, il profita de son prestige acquis pour les imprégner de sa foi.

D. Barberis, son confrère-architecte qui vint lui construire sa « chapelle », fut très frappé de son action évangélisatrice en profondeur et lui rendait en 1890 ce témoignage :

« Avec ses instructions, ses catéchismes, ses conversations, son bon exemple en tour, sa pratique de toutes les ver­tus, il a rendu splendide le temple divin élevé par lui au cœur de sa population : sa modeste chapelle, érigée il y a quatre ans, ne suffit plus à ses paroissiens, passés de 202 à 400 ».

Le Père Lammens, orientaliste jésuite de Beyrouth, hébergé chez D. Manfredi, comme tous les autres visiteurs de Madaba, l'avait bien observé au milieu de ses paroissiens :

« On ne rencontre pas tous les jours des hommes comme D. Manfredi et c'est une chance rarissime, surtout outre Jordain. » Je parle principalement de Madaba, cette mission très florissante à laquelle ce prêtre, jeune encore mais si distingué, s’est consacré depuis quelques années.

… Le soir, ses bédouins se réunissent au presbytère pour la veillée : ils se présentent l'un après l'autre pour le saluer et lui baiser la main. Ce sont de beaux hommes. de physionomie expressive et polie Le christianisme a merveilleusement transformé ces enfants de la nature, il y a peu d'années, en de vrais brigands, comme leurs confrères des tribus voisines, avec l'énorme poignard dont ils ne se séparent pas, même à l'église. Le jour de la Pentecôte, pendant la messe, un très grand nombre de communions. Comme ces Bédouins sont affectionnés à leur tenue qui ferait rougir plus d'un fidèle d'Europe !  Et tout cela est dû à D. Manfredi83 ».

D. Biever, revenant en visite à Madaba en 1905, avait re­levé la transformation des fidèles de Madaba : « Le merveilleux panouissement de la vie chrétienne dû au zèle apostolique de mon successeur. » D. Manfredi… ».

En 1934, un des successeurs du missionnaire. D. Boulos Merlo (1928-1940) avait consigné les dires des hommes de Madaba que D. Manfredi avait si fortement impressionnés.

« Son comportement était une prédication continuelle et en toute circonstance, il ne faisait qu’insinuer la douceur chrétienne et l'amour du prochain. »

Si quelqu'un l’offensait, c'est D. Mafredi qui allait lui demander pardon ; et l'autre, confondu par tant d'humilité, ne pouvait pas faire moins que d'estimer et d'aimer plus le saint prêtre ; et s'il lui arrivait encore de l'offenser, il courait bien vite pour lui présenter ses excuses, lui demander son pardon et sa bénédiction.

Ce faisant, D. Manfredi ne suivait pas seulement l'inspiration de son cœur humble et généreux. Mais c'était aussi une connaissance profonde acquise par lui de l'âme bédouine. Orgueilleuse et altière, elle empêchait le coupable de reconnaître son manquement et de demander pardon. Le comportement du prêtre valait bien plus qu'une longue discussion et obtenait le résultat désiré.84

Le zèle apostolique de D. Manfredi pour ses paroissiens s’étendait aussi au-dehors de Madaba. Il s'occupa ainsi des ouvriers italiens qui travaillaient, en 1902-1903, à la construction de la voie ferrée de Damas à Médine (1300 km) pour les pèlerins de La Mecque. Il signalait cet apostolat dans ses lettres, le cœur navré de l'état religieux de ces gens :

« La semaine passée, je faisais une visite apostolique aux ouvriers italiens qui travaillent à la voie ferrée, près d'Amman. » Le choléra en a fait mourir une quarantaine. (Il mourut plus de 300 ouvriers sur plus de 3000 au travail). Il n'y a plus le choléra, mais il reste les fièvres et la dysenterie. En cas de besoin, je suis à leur disposition 85 ».

Chaque visite était de quelques sept heures de cheval, sans routes. En mai, il revenait sur cet apostolat dans le désert d'Amman :

« Ces derniers mois, je me suis occupé, autant que je le pouvais, de nos Italiens. » Je leur ai fait visite à chacun des postes où ils sont le plus nombreux, de 200 à 300. Dans quel état ils sont ! Beaucoup d'entre eux, loin des églises et des prêtres depuis des années et parmi les musulmans, ne savent de religion que les noms de leurs blasphèmes. Ils font pitié. Maintenant, ils sont de nouveau menacés du choléra. S'il arrivait quelque chose, je courrai à leurs secours 86 ».

La Mort de l'Apôtre (1904)

D. Manfredi semble avoir joui d'une bonne santé normale. Mais son régime d'activités pastorales, suivre ses paroissiens dans leurs

Campements de travail à la saison des travaux, le soin de ses écoles, les veillées harassantes mais pastoralement très utiles pour travailler la mentalité de ses Bédouins, les épidémies continuelles où on recou­rait à lui : tout cela le soumettait à un effort permanent parfois épui­sant. La seule plainte de lui sur sa santé est de mai 1899 où il dit re­lever de maladie, être encore févreux et avoir un œil douloureux ; mais il se disait plus affecté en même temps par l'incroyable cupidité du gouverneur de Salt, réclamant 500 francs pour appuyer sa demande du Firman à Constantinople, alors que le patriarche Piavi ne bou­geait guère !87.

En 1902, le choléra fit des ravages de tout côté, en particulier dans les camps des ouvriers occupés à la construction de la voie ferrée Damas-Médine. Sa sœur, fille de la Charité, malade, lui annonçait aussi l’aggravation de son état. Il lui écrivait avec toute sa foi, l'exhortant à recevoir avec joie, non seulement la souffrance, mais aussi la mort. Elle s'éteignait de fait en janvier 1903.

« J'étais préparé à cette nouvelle ». Que la volonté de Dieu soit faite. Optimam partem elegie sibi Maria. Marie a choisi la meilleure part. Elle m'aidera plus du ciel qu'elle ne pouvait le faire en ce monde 88. »

Il écrivait aussi lors d'une menace du choléra :

« Comme prêtre, curé et médecin, j'y serai le premier exposé ». Dès lors estote parati, soyez prêts… Moi à partir, et vous à apprendre la nouvelle de mon départ pour l'éternité 89 ».

Vers la fin de cette même année, il assumait une nouvelle fatique apostolique, à une heure au sud-ouest de Madaba, à Maïn. Une centaine d'orthodoxes parlaient de vouloir devenir catholiques et lui demandaient de les instruire et d'ouvrir une école. Il s'y dépensa et s'y fatigua sans ménagement. Mais, par suite d'intrigues hostiles, ces gens finirent par se dérober, ce qui l'affecta fort. Cependant, bientôt après leur défection, le typhus éclata violent chez eux et en fit mourir une trentaine. Très magnanimement, il accourut aussitôt pour assister malades et mourants, spirituellement abandonnés. Ses paroissiens de Madaba restèrent convaincus que c'est au chevet de ces gens de Main qu'il prit le germe de son mal, vers la fin de novembre 1903. 90

Le 23 de ce même mois, ce qu'il écrivait dans ses notes intimes révèle de même, à la fois un pressentiment et sa grande âme toute prête :

« Aujourd'hui, nous avons le choléra à nos portes ». Que le Seigneur daigne exaucer mes vœux, qu'il accepte le sacrifice de ma vie et sauve mon peuple de ces fléaux. J'accepte la mort en réparation de mes péchés et pour le bien des Madabéens et que le Seigneur leur accorde un pasteur selon son cœur91. »

À la mi-décembre, avant la saison des pluies, il congédia les ouvriers de Palestine qui travaillaient aux fondations de l'église ; ils y avaient déjà implanté 16 des 24 piliers92 jusqu'au roc ; ils montaient, ainsi que les murs, jusqu'à environ un mètre au-dessus du sol.

Alors lui vint de Kérak la nouvelle que son grand ami, Abou­na Skandar (resté chez lui à Madaba jusqu'en 1894) était tombé gravement malade. Très liés d’amitié surnaturelle, les deux missionnaires se rencontraient assez régulièrement, chacun d'eux faisant à cheval la moitié de la route, pour se retrouver au fond de la faille de 500 m du Mogeb-Arnon. Ils en profitaient aussi pour se confesser réciproquement. Le 19 décembre, D. Manfredi, bien que déjà fiévreux, entreprit la longue chevauchée de 14 heures jusqu'à Kérak. Il prit avec lui un de ses jeunes paroissiens, Giries Sawalha.98 Celui-ci en fit ensuite le récit en 1934 à D. Boulos (Merlo) qui le consigna aussitôt :

« Il m’en parlait aujourd'hui comme s'il se fût agi d'hier. » Aboun Youssef (Manfredi) était fatigué et n’a rien mangé de tout notre trajet. Moi, je tuai un oiseau et le rôtis.

Pour nous reposer, dans la vallée du Mogeb. J'en offris à Abouna Youssef. Il s'excusa me disant que cette viande était trop grasse pour lui.

Arrivé à Kérak, il soigna son saint ami ; ils se confessèrent mutuellement et il retourna le 23 à Madaba, pressé par les fêtes de Noël. Sur le chemin :

« Nous parlions d’Abouna Skandar et de sa maladie. » Abouna Youssef me dit : « Ce n'est rien, il guérira et c'est moi qui vais mourir au lieu de lui. »

À son retour à Madaba, épuisé, ce 23 décembre même, il fut encore appelé au chevet d'un de ses paroissiens atteint du typhus. Le 24, il eut la presse de ses fidèles pour les confessions de la fête, et le jour de Noël, la fatigue des cérémonies puis des visites où tous les siens venaient lui offrir leurs vœux. Par surcroît, son vicaire D. Louis Salem, lui aussi irrémédiablement atteint, l'avait déjà quitté pour Jérusalem.95 Le 27, les forces abandonnèrent le malade, le typhus continuant sa marche inexorable. Le 30, il dut s'aliter définitivement, malgré les fêtes qui approchaient.

Providentiellement arrivèrent le 31 décembre, dans la soirée, trois Pères Blancs pour visiter les antiquités de Madaba, une chance tant pour Abouna Youssef que pour son historien par la lettre de l'un des Pères à la famille après le décès du missionnaire :

« Nous arrivons le 31 décembre à Madaba et nous trouvons D. Manfredi au lit, en proie à la fièvre. » Il nous a reçus avec une toute fraternelle charité : « C'est la Providence qui vous envoie, mes bons Pères, pour assurer demain la messe à mes paroissiens. »

Le lendemain, ceux-ci sont très nombreux à la messe et nous édifient par leur piété et leurs chants. Après la messe, nous revenons à son lit et le trouvons plus fatigué que la veille. Nous allons ensuite visiter les antiquités. Nous rentrons vers les 3 heures et demi, quand plusieurs personnes courent à notre rencontre : « Venez vite, le père vous appelle ». Nous accourons au chevet du malade en proie à une violente crise. Tout est fini, nous dit-il, donnez-moi les derniers sacrements. - Nous restons ici et nous vous donnerons l'extrême-onction, quand votre état le réclamera. - L'extrême fonction n'est pas pour les morts, nous dit-il, mais pour les malades graves, et je sais que je le suis : je veux la recevoir en pleine connaissance.

La chambre était pleine d'Arabes catholiques, jeunes et vieux, agenouillés autour du lit de leur cher missionnaire, tous pleurant à chaudes larmes. Je le confessai et lui administrai l'extrême fonction. Il répondit avec beaucoup de piété aux prières. Après avoir reçu les derniers sacrements, le saint missionnaire, tout transformé de joie, me baisa la main avec transport : Merci. Père ; je suis content et je ne désire plus autre chose que d'aller voir le Bon Dieu.

Puis il me dit ses recommandations : je demande pardon à tous mes supérieurs, pour les peines que j’ai pu leur causer ; à mes confrères, pour les scandales que j'ai pu leur donner. Je suis entièrement résigné à la volonté de Dieu. Mais en ce moment, j'aimerais mieux mourir. Dites à mes pa­roissiens que je les aimais de tout mon cœur ; qu'ils s’aiment entre eux et qu'ils fréquentent l'église.

Je veux être enterré dans la nouvelle église, près de l'autel de la Sainte-Famille. Priez à côté de mon lit ; moi, je prierai intérieurement. La sainte volonté de Dieu, c'est tout ce que je désire 96 !

Le malade allait encore souffrir jusqu'au 7 au matin. Il était bien assisté par la sœur Anisé (Agnès), des sœurs du Rosaire, qui écrivit ensuite à la famille toute son édification :

« Quand je lui présentais la croix ou l'image de la Madonne miraculeuse, lui, le pauvre, la prenait comme un assoiffé prend un verre d'eau. » Quand il me voyait pleurer, il m’en empêchait en me disant : « Il ne faut pas pleurer, mais prier. » Ne pleurez pas devant moi. Je lui disais : « Père, nous pleurons au Seigneur pour qu’il veuille éloigner de vous ces souffrances, si cela lui plait. » Oui, pleurez et priez seulement pour que se fasse la volonté de Dieu. Moi, je suis très content et personne au monde ne peut décrire la joie où je me trouve, spécialement si Le Seigneur vient me prendre avec lui.

Il a vécu ainsi jusqu'à la fin de la nuit d'après l'Epiphanie et il est allé au ciel prendre possession de cette couronne que sa vie et ses sacrifices lui avaient préparée là-haut97.

Quand sonna le glas, même les Bédouins des environs, au courant de sa fin proche, accoururent nombreux. Eux aussi l'avaient en vénération, comme ses chrétiens. Ses obsèques furent menées par le curé de Sale, D. Choukri Safyeh, venu avec son vicaire maronite, et le vicaire de Kérak, D. Antoun Abderabbo (1869-1916) qui aurait même fini en 1916, curé de Salt, allant mourir du typhus aussi, victime de son dévouement aux typhiques de Hoson. Fut aussi de la cérémonie le père Blanc qui l'avait assisté. À ces funérailles, dit D. Barberis :

« Tous les assistants étaient accablés par le sentiment de la grande perte qu'était sa disparition. » Quel malheur ! Quel­le perte nous avons faite ! Je le sais, moi qui l'ai bien connu. Il était le meilleur de nous tous, en qui nous avions les meilleurs espoirs. À notre avis, le Seigneur le récompensait trop vite ; en réalité, au temps du 98.

C'était en effet une grande perte pour le clergé patriarcal, mais surtout pour Madaba, comme le sentaient tous ses paroissiens éplorés. En ses trois premières années à Madaba, il avait sauvé l'existence de la ville grâce à son courage et sa résolution toujours intelligente. Il avait aussi, en ses 13 ans de ministère, vraiment christianisé en profondeur ces fidèles qui, spirituellement, venaient de si loin. Nul d'entre eux ne douta qu'il ne fût mort de son dévouement aux typhi­ques. Il avait bien donné la preuve suprême : chez lui, on l'a vu, bien consciemment arrêtée, de son amour surnaturel.

En 1934, un de ses successeurs, Abouna Boulos Merlo (1928-1940), restant impressionné de trouver si vivant son souvenir parmi les gens de Madaba, écrivait :

« À trente ans de distance, son souvenir est encore très vif parmi les Madabéens et ils le transmettent à leurs enfants, en gage d'affection et de reconnaissance pour celui qui fit tant pour Madaba98. »

Il est bien certain, pour l'historien des paroisses du Patriarcat latin, que ce sont des missionnaires de sa trempe, humaine et surna­turelle, qui ont vraiment marqué et fondé les missions latines ; entre autres, Abouna Hanna (Jean Morétain) à Beit Jala, Beit Sahour et Salt ; Abouna Skandar à Kérak : Abouna Youssef (Gatti) et Abouna Antoun (Abderabbo) à Salt, qui fit à Hoson la même mort de dévouement héroïque que